Immersions en débat : empathie et violence terroriste dans la réception d’Orestes in Mosul (original) (raw)
Cet article se propose de discuter du rôle de l'immersion narrative (factuelle ou fictionnelle) dans l'interprétation politique et l'évaluation éthique des récits. Plus exactement, il présente quelques propositions méthodologiques pour l'étudier dans la réception réelle, et s'appuie pour cela sur un corpus d'entretiens compréhensifs menés avec des spectateurs et des spectatrices du spectacle Orestes in Mosul de Milo Rau (2019). L'enjeu est alors de comprendre comment étudier dans ces paroles les prises de position qui révèlent des engagements imaginatifs contradictoires dans la fiction, des immersions en débat. This paper discusses the importance of narrative immersion (factual or fictional) in the political meaningmaking and in the ethical evaluation of narratives. More specifically, it introduces some methodological elements for studying empirical reception and focuses on multiple interviews conducted with spectators of the play Orestes in Mosul by Milo Rau (2019). The aim is to understand how the interviewees' answers can be used to study contradictory involvements in fiction, that is, instances of immersion in a debate. Dans Orestes in Mosul, l'un de ses derniers spectacles, le metteur en scène Milo Rau prend pour matériau scénique les violences perpétrées par Daesh durant l'occupation de la ville irakienne entre 2014 et 2017. Sa création joue sur deux niveaux : Rau présente l'arrivée à Mossoul de sa troupe de théâtre qui réalise un documentaire sur une troupe irakienne montant la trilogie d'Eschyle. Le spectacle alterne entre des séquences qui exploitent le dispositif documentariste et des séquences fictionnelles plus classiques qui composent une version de l'Orestie, reprenant les grandes lignes du mythe. Agamemnon rentre de la longue guerre de Troie avec Cassandre pour otage, un abandon qui conduira Clytemnestre-son épouse remariée entre temps-à la vengeance. Leur enfant mutuel, Oreste, tuera sa mère en représailles. L'adaptation dans le contexte de la ville dévastée influence certaines séquences, notamment lorsque Rau choisit de scénographier le meurtre de Clytemnestre en reprenant les marqueurs visuels des exécutions de Daesh : la victime, face-caméra, un sac sur la tête, est entourée d'hommes armés en uniforme qui font face aux spectateurs et aux spectatrices jusqu'à ce que l'un deux l'abatte violemment. Reprenant au service d'une fiction les codes de ces vidéos qui ont traumatisé l'opinion, Orestes in Mosul clive son public. Si la critique francophone lui a épargné une polémique en bonne et due forme, nombre de spectateurs et de spectatrices n'en sont pas sorti•es indemnes. En décembre brought to you by CORE View metadata, citation and similar papers at core.ac.uk provided by Serveur académique lausannois 2019, lorsque le spectacle a été présenté en Suisse Romande 1 , j'ai mené des entretiens semi-dirigés avec plus d'une vingtaine de personnes pour interroger leur réception 2. Sans surprise, leurs avis divergeaient, notamment sur la manière dont le spectacle aborde la violence terroriste, certain•es louant l'intelligence politique du dispositif, d'autres condamnant une expérience jugée profondément dérangeante. Lorsque ces entretiens se déroulaient en groupe, il n'était pas rare que les enquêté•es se livrent à de vifs débats : j'ai voulu interroger plus spécifiquement le rôle qu'a pu jouer leur immersion fictionnelle dans ces dissensions. De nombreuses recherches ont attiré l'attention sur certains aspects éthiques et politiques de l'immersion narrative, soulignant combien une même fiction peut susciter des expériences vécues en imagination différentes selon les individus, et le rôle que joue cette participation mentale dans la construction de nos subjectivités, de notre rapport éthique ou politique aux autres et au réel social. En revanche, il est plus rare de lire des travaux cherchant à explorer l'articulation entre ces activités d'imagination plurielles et la diversité des évaluations politiques d'une même oeuvre, diversité qui s'exprime bien sûr dans le vif débat qu'elles peuvent susciter. C'est la question qui m'occupera ici : comment articuler l'expérience immersive d'une personne et son opinion sur la pertinence politique ou morale d'un spectacle comme Orestes in Mosul ? Je vais pour cela revenir sur plusieurs entretiens, mobilisant l'analyse discursive pour souligner l'hétéroréférentialité caractéristique de tout discours portant sur une fiction, avant de comparer plus en détail comment certaines séquences « immersives » induisent différentes positions politiques dans le débat sur le spectacle. Je me concentrerai sur la question du meurtre « terroriste » et du degré d'empathie pour le meurtrier exprimé par les enquêté•es, mais il me semble judicieux de circonscrire d'abord le cadre théorique et méthodologique qui permet une telle approche. Politique de l'imagination Les études de réception, dans toute leur diversité, se sont attelées à saisir le débat que peuvent susciter des fictions en comparant les réactions et les positions. Abordées comme des discours d'un genre spécifique, les fictions se pluralisent dans l'interdiscours social, devenant l'objet de querelles publiques, ou des répertoires d'arguments 3 à même d'illustrer des questions plus larges 4. Nombre de travaux cherchent à décrire des communautés interprétatives, saisissant les interprètes comme 1 Orestes in Mosul, mise en scène de Milo Rau, d'après Eschyle, Théâtre de Vidy, Lausanne, décembre 2019, production NTGent-Schauspielhaus Bochum. 2 Dans le cadre d'un projet d'enquête sur l'expérience politique du théâtre contemporain, dont l'immersion fictionnelle, sur laquelle je me concentre dans cet article, n'est qu'un aspect. 3 Une position éthique réductionniste défendue par exemple par Candace VOGLER, « The Moral of the Story », in Critical Inquiry, n°34, 2007. 4 Notamment pour s'opposer à l'approche empathique et imaginative qu'on défendra ici chez Joshua LANDY, « Corruption by Literature », Republics of Letters, n° 2, 2010.