Fable et rhétorique - La fable dans la correspondance de Fronton (original) (raw)
Même si les rhéteurs 1 font d'Homère (sans doute avec le Margitès) le créateur de la fable, la première fable grecque qui nous soit parvenue en entier, celle de l'épervier et du rossignol, prend place dans Les travaux et les jours d'Hésiode (v. 202-212), donc au VII e s. av. J.-C. C'est à la fin du VI e s. av. J.-C. que se développe la légende d'Ésope. Ensuite Hérodote, Sophocle, Aristophane, Xénophon, Platon, Aristote utilisent la fable comme illustration 2. Mais au III e s. av. J.-C., avec Démétrios de Phalère, est attesté un nouveau mode de présentation des fables, les collections : elles y apparaissent sans contexte, ce qui va amener à leur adjoindre un promythium, puis, à la place, un épimythium, une morale, qui permet à l'utilisateur de la collection de se repérer en fonction de ses besoins. Mais Phèdre est le premier dont nous possédions un corpus de fables, rédigées par un auteur unique en vers latins, au début de notre ère ; si la fable y a vraiment le statut de genre littéraire autonome, il apparaît que le genre est déjà établi depuis longtemps : dans des prologues, Phèdre a recours, à plusieurs reprises au terme de fabula pour désigner ses poèmes (fictis […] fabulis, « fables, où tout est fiction » 3 , 1, v. 7 ; arte fictas […] fabulas, « fables imaginées avec art », 43, v. 2 ; et il explique que « le genre de la fable » (fabularum […] genus) a été créé par Ésope par peur de s'exprimer librement, de manière à « déjou[er] la mauvaise foi de ses accusateurs par des fictions badines » (43, v. 9 sq. : calumniamque fictis elusit iocis) ; voilà qui incite, donc, à une lecture à un double niveau ; Phèdre se place sous l'égide d'Ésope, mais en précisant qu'il appelle ses fables « ésopiques » (Aesopias) et non « d'Ésope » (Aesopi), car il en publie qui n'étaient pas présentes chez Ésope, et il revendique la nouveauté des sujets (rebus nouis) qu'il apporte lui-même à un genre ancien (uetusto genere) (65, v. 11 et 13) 4. Mais les fables jouaient aussi un rôle non négligeable dans les écoles de rhéteurs en Grèce et à Rome, où les élèves apprenaient, transformaient selon toutes les modalités de rédaction, transposaient des fables 5. Elles servaient à acquérir des « compétences grammaticales, stylistiques et argumentatives » 6 en exerçant les élèves à « l'art de la narration », « l'art de la forme gnomique, de l'éthopée », « l'art de la description », etc. Quintilien (I, 9, 2-3) demande au grammaticus de faire pratiquer à ses élèves, à titre d'exercices préparatoires, toutes sortes de transformations et paraphrases de fables, tâche dont il reconnaît la difficulté, mais aussi l'efficacité, et qu'il rapproche de la rédaction de sentences, de chries ou d'étiologies. Suétone indique parmi les exercices habituels des élèves « donner mille tours divers à des fables », ou encore « consolider ou […] ruiner le crédit accordé à des fables, genre de thèse que le Grecs appellent aj naskeuaiv et kataskeuaiv » 7. Ce sont là des instruments qui servent, entre autres, à renforcer une démonstration, valeur argumentative déjà soulignée dans la Rhétorique (II, 1393a sq.) d'Aristote. Les ouvrages d'exercices des écoles, les Progymnasmata, traitent des fables. Les traités théorisent aussi, en outre, la fable, mettant en avant le plaisir qui se dégage de ces textes, que ce plaisir provienne de la grâce de la narration ou du jeu subtil de l'interprétation 8. Elle peut apporter aussi une détente opportune dans un exorde et faire ainsi office de captatio beneuolentiae 9. Le caractère fictif de la fable est souligné : Aelius Théon, Progymnasmata, 10 la définit conformément à la tradition 11 , comme lov go~ yeudh; eij koniv zwn aj lhv qeian « un discours mensonger fait à l'image de la vérité » (72, 27). Il met en avant la simplicité et le naturel de l'expression (74, 10). On insiste aussi sur la dimension éthique et sur la présence d'une morale, exposée avant ou après 12. La définition usuelle de la fable désigne ainsi une « narration à caractère fictif et ludique qui possède un double niveau de lecture » 13. LES MOTS DE LA FABLE Le mot latin utilisé le plus souvent pour désigner ce genre littéraire est fabula (avec, parfois le diminutif de fabella) ; plus rarement on trouve apologus (par exemple Cicéron, De inuentione, I, 25, De oratore, II, 264 ; Quintilien, Institution oratoire, VI, 3, 44, où les apologi sont opposés aux historiae, comme les récits fictifs aux anecdotes historiques 14 ; Aulu-Gelle, Nuits attiques, II, 29, emploie indifféremment apologus et fabula à quelques lignes d'intervalle pour désigner des oeuvres d'Ésope). Quintilien indique que le terme technique latin pour désigner ces fables est apologatio, mais qu'il n'est pas usité (V, 11, 20). Mais le mot de fabula, quant à lui, peut revêtir des significations variées et ne renvoie pas toujours au genre littéraire dont nous parlons. Le terme, rattaché à fari (« parler »), peut désigner une conversation, un récit (réel), un conte, une fable, un mythe, une pièce de théâtre. Comme le remarque L. Nadjo, « la polysémie » du mot "fable" « est aussi déconcertante en français qu'elle l'était déjà dans l'étymon latin fabula » ; la racine du mot renvoie au récit, à la parole ; et « la grande extension de son signifié » fait qu'il est employé « dans différents domaines, à propos de différents genres : mythologie, théâtre, roman, apologue, conte, etc. » 15. J.-F. Thomas 16 a récemment fait le point sur les aspects sémantiques de fabula : le mot s'applique à la conversation et à la pièce de théâtre, désignant « une parole qui se poursuit sur son propre rythme » et est encline à perdre le contact avec la réalité, devenant mensonge ou fiction. La fable, comme genre littéraire, « à partir d'un récit imaginé plus ou moins proche de la réalité […] mène l'esprit vers la conscience de vérités d'ordre moral », voire d'« enjeux politiques et sociaux ». Fabula s'emploie aussi pour les légendes et équivaut au grec mu § qoṽ : elle dit une vérité essentielle dont la représentation « se pose comme hors du réel » ; la découvrir des liens entre des éléments différents de la réalité au même titre que la métaphore ou l'allégorie, le lecteur se délectant alors à savourer sa propre intelligence à la perception des correspondances (P. Chiron, op. cit., p. 35-6). Le traité Du sublime, 34, 2, quant à lui, place la fable « du côté de la détente, de l'excursus, de la fantaisie, de l'irrationnel » (P. Chiron, op. cit., p. 37). Hermogène, dans le Peri; ij dew § n, p. 428-436 (Hermogène, L'art rhétorique, M. Patillon éd., Paris, L'Âge d'homme, 1997), parle du plaisir des fables ou récits mythiques, en raison de leur caractère ludique et du rôle qu'y joue l'imagination, en raison des scènes plaisantes qu'elles évoquent, en raison aussi de l'amour-propre du récepteur qui met son intelligence à l'épreuve (P. Chiron, op. cit., p. 42). 9 Selon la Rhétorique à Hérennius, I, 10, pour attirer l'attention d'auditeurs fatigués par les discours précédents, il est recommandé de commencer « par quelque chose de propre à les faire rire : apologue, histoire vraisemblable, imitation