Museum ad nauseam ? Des musées dans le labyrinthe postmoderne (original) (raw)
Museum ad nauseam ? Des musées dans le labyrinthe postmoderne En 1956, alors que la France commençait juste à profiter des avantages de la société de consommation, Charles Estienne, critique d'art reconnu et influent, qui défendait les formes les plus avancées de l'art moderne, décida de mettre fin définitivement à sa carrière dans le monde de l'art pour se consacrer à l'écriture de chansons populaires, en particulier pour son ami anarchiste Léo Ferré, et devint rapidement l'incarnation de la chanson à textes française. Pour justifier un changement d'orientation aussi radical, Estienne, qui avait longtemps cru que la critique d'art était essentielle pour le développement d'une prise de conscience du public, expliquait que, face à la perte de sens progressive de la critique, souvent liée de trop près au marché de l'art et à la politique, il était alors d'un point de vue éthique préférable de prendre ses distances, tout en fredonnant une de ses propres ballades. Les espoirs et les aspirations qu'Estienne avait portés depuis la guerre s'étaient fracassés contre le mur ancestral du monde de l'art : celui de l'argent et de la célébrité. Il avait découvert (ou redécouvert) que la signification de l'art était effectivement fluctuante et que, en tant que critique d'art, il n'avait que très peu de prise sur sa profession. Plus même, la conception en laquelle il avait toujours cru-à savoir que la critique était une sorte d'ange annonciateur de l'ère moderne-avait en réalité été transformée en l'image d'un petit boutiquier qui n'a pas grand-chose à vendre. Il avait compris qu'il ne pourrait pas échapper au destin peu enviable qui avait métamorphosé le critique d'art en publicitaire. Basculer comme il l'avait fait de la production de l'art pour l'élite à l'art populaire était sûrement problématique, mais au moins Estienne pensait pouvoir se soustraire, dans sa nouvelle situation, aux illusions que véhiculait encore le terme de « beaux-arts ». Il pourrait désormais participer pleinement à la vie quotidienne française sans avoir honte. Charles Estienne, encore proche d'André Breton en 1955 et à la recherche d'un espace subversif à l'intérieur de la culture française, fut l'un des rares qui décida de se retirer de la « rat race » sans fin, comme elle était appelée alors. D'autres critiques d'art et d'autres musées, malgré les critiques grandissantes qui émanaient de groupes comme les lettristes ou les situationnistes, poursuivaient de bon train leurs activités liées à la promotion économique et politique. À la différence des critiques d'art qui avaient rapidement été transformés en simples recenseurs sans grande indépendance d'esprit (beaucoup de critiques à la fin des années 1950 étaient en fait employés par les galeries d'art : Michel Tapié, Clement Greenberg), les musées d'art moderne prospéraient, se multipliaient partout dans le monde occidental, devenant partie prenante du grand cirque quotidien ainsi que le décrivait Guy Debord, devenant des célébrités parmi tant d'autres. Serge Guilbaut est professeur émérite d'histoire de l'art à l'University of British Columbia à Vancouver. Il a écrit sur l'art moderne et contemporain et, en particulier, sur les relations culturelles et politiques entre les États-Unis et la France. Outre de nombreuses publications (dont How New York Stole the Idea of Modern Art: Abstract Expressionism, Freedom and the Cold War, Chicago, 1983 ; traduit en cinq langues) et des expositions dont il a été le commissaire (