Le temps de l'individuation sociale (original) (raw)
Le temps de l'individuation sociale Sommaire • La liquidation du sujet moderne • Le pouvoir rythmique • Libérer l'individuation • L'autre modernité • Références bibliographiques Ce texte a déjà paru dans la Revue du MAUSS, 2011/2, n° 38, p. 339-348. Nous remercions Benjamin Fernandez et Alain Caillé de nous avoir autorisé à le reproduire ici. « Ce que nous vendons à Coca-cola, c'est du temps de cerveau disponible. » Patrick Lelay, ancien président de la chaîne privée française TF1 (2004) La pensée moderne, héritière des Lumières, avait accouché de la figure du sujet libre : une conscience de soi, substance stable et indivisible (Descartes), actrice du langage et d'un processus historique d'émancipation contre les autorités illégitimes et extérieures à la raison (Kant), support de droits au nom d'un fondement naturel : l'aspiration innée à la liberté et en lutte contre toutes les formes d'aliénation (Rousseau). Il était le socle d'un projet : l'émancipation de l'humanité à travers l'effort de chacun pour accéder à l'autonomie de la volonté. Ce projet est en passe d'être effacé par les discours de la « postmodernité » : d'abord, les philosophies de la déconstruction, qui ont critiqué les grands récits métaphysiques et historiques pour décrire l'hétérogénéité des processus individuels irréductibles à toute transcendance ; puis, par un certain courant de la sociologie qui observe l'apparition d'un individu nouveau, jouisseur, inconstant et protéiforme, voguant au gré des flux mondialisés. La figure du sujet moderne, dressé contre l'oppression et en quête de ses droits, laisse place à celle de l'individu postmoderne qui aurait, de fait, la liberté de s'orienter dans un monde ouvert, affranchi des normes et des autorités arbitraires, un monde hybride dans lequel l'étrangeté n'est plus à assimiler mais à consommer. Ces nouvelles « conditions de l'homme » postmoderne font apparaître les conceptions modernes de la liberté comme obsolètes. Qu'y at -il en effet à conquérir si la liberté est un acquis ? Quel besoin d'être en quête de sa subjectivité s'il n'y a plus d'aliénation ? Quelle nécessité de s'émanciper si les structures de domination se sont écroulées ? Quels efforts de subjectivation sont nécessaires si les normes invisibles se sont évaporées ? L'autonomie, qui était encore il y a quelques années l'enjeu d'un âpre combat dans le champ intellectuel et social, apparaît même comme un acquis... Les individus ne sont-ils pas invités à être toujours plus « autonomes » dans leur environnement de travail et privé ?