Nelis Jan, Impérialisme romain et fascisme, entre adhésion idéologique et opposition à la construction d’un mythe. L’Istituto di Studi Romani et la critique augustéenne, in: Cahiers de la Méditerranée, 2020 vol. 101, p. 59-70 (original) (raw)
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Dans le fascisme italien, l’idée de la romanité, c’est-à-dire d’un héritage idéologique de l’antiquité romaine, était une notion centrale dans la volonté de création d’une identité fasciste. La romanité a déjà été l’objet de nombreuses études générales, ainsi que d’études sur, entre autres, l’importance de l’archéologie, de la philologie, de l’histoire de l’antiquité, du cinéma et de la symbolique ‘romaine’ sous le ventennio fasciste. Par contre, les thèmes et le caractère religieux et mythique de la romanité n’ont jusqu’à présent presque jamais, ou pas suffisamment, été relevés. C’est pour remédier à ce vide que nous présentons cette recherche sur le mythe de la romanité au sens propre, c’est-à-dire que nous situerons la romanité dans le fascisme vu comme une sorte de religion politique moderne avec ses propres rituels et mythes. Nous commencerons par une courte analyse de ce concept de religion politique, pour ensuite illustrer de quelle façon le mythe de la romanité contribuait à ce caractère hautement éthéré, quasiment religieux, du discours auto-référentiel fasciste. Dans un second temps, nous illustrerons, sur un plan encore général, la façon dont la religion chrétienne, l’autre ‘mythe’ contemporain en Italie, était insérée dans la propagande de la romanité. Nous terminerons alors par une étude de textes concernant trois des thèmes centraux de la romanité fasciste: l’impérialisme romain, l’importance de Virgile et l’importance d’Auguste. Dans ces textes, nous relèverons non seulement les références à la religion chrétienne, mais aussi, le cas échéant, le discours hautement ‘religieux’ développé pour parler de certains aspects de l’antiquité.
Cet exposé analyse la vision mussolinienne de l’antiquité (surtout romaine) jusqu’en 1915, c’est-à-dire pendant la période ‘non-fasciste’, quand le futur duce développa un discours qui de ce point de vue était encore très hétérogène, à la fois précurseur du mythe fasciste de la romanità, et contestation de ce dernier. Nous montrerons que l’antiquité était partie intégrante d’une certaine ‘culture générale’, mais qu’elle n’avait pas encore toutes les fonctions et la valeur pour ainsi dire ‘formatives’ et ‘exemplaires’ qu’elle allait acquérir à partir de la Première Guerre Mondiale. À part le caractère hautement religieux et mythifiant de son discours en général, ainsi que de sa vision sur l’antiquité en particulier, Mussolini insistait aussi sur les conséquences néfastes que la religion chrétienne aurait eues pour l’Empire Romain, une situation qu’il voyait clairement reflétée dans le présent. Finalement, et malgré le caractère quelque peu éclaté de la notion de romanité mussolinienne, il est possible d’y rencontrer des traces du discours fasciste sur la romanità, et du ‘modernisme’ présent dans ce dernier, ainsi que des thèmes impensables sous le fascisme, comme l’œuvre du poète Ovide et le dolce far niente d’Horace.
Avec la présente étude, nous avons l'intention d'aborder le sujet de l'héritage identitaire de la Rome antique par le fascisme italien dans sa globalité, en proposant quelques pistes de lecture qui pourraient inspirer la recherche dans ce domaine. Après quelques suggestions se situant au niveau thématique et méthodologique, nous allons plus précisément, après une discussion sur la nature mythique, totalitaire et moderne de la religion politique fasciste, développer certains aspects du mythe de Rome dans ce contexte précis. Il s'agira de relever, dans les différentes manifestations de ce mythe, des éléments illustrant l'amplitude de ce dernier concept, qui fut l'un des constituants majeurs de l'idéologie fasciste, ou en tout cas de sa culture.
La victoire la plus éclatante d'Auguste et, avec lui, celle de Rome, fut sans conteste celle d'Actium, obtenue grâce au soutien d'Apollon. C'est celle aussi qui a été la plus célébrée, considérée comme un événement fondateur de l'Empire qui inaugurait le retour de l'âge d'or. Mais Auguste et ses légats célébrèrent bien d'autres victoires et il en est certaines un peu moins connues. Toutes furent exploitées par la propagande augustéenne, au point que, dans l'issue du combat, au-delà de la soumission de l'adversaire ou de la maîtrise des territoires, c'était la célébration elle-même de la victoire qui servait largement l'idéologie impériale. Dans les Alpes, les succès remportés sous les auspices d'Auguste ne relevaient pas d'une véritable conquête, mais plutôt d'opérations de pacification dans une zone qui était, en théorie, déjà soumise à l'empire. À ce titre, il serait justifié de penser que le trophée qui, à La Turbie, commémorait la soumission des nombreux petits peuples alpins constituait un exemple supplémentaire de l'une de ces commémorations qui revêtaient souvent un caractère démesuré.
Cahiers de la Méditerranée, 2017
Drawing upon the entangled biographies of two intellectuals, this article delves deeper into the circulations of a Latin anti-Semitic culture between Italian Fascism and the French right wing. The article sheds light on a Latin type of antisemitism, shaped in a French-Italian political and intellectual context, by uncovering two figures of intermediaries: the couple formed by Paolo Orano and Camille Mallarmé, as they evolved from revolutionary syndicalism to nationalistic interventionism during WWI and until they supported the Fascist totalitarian project. A professor and Fascist deputy, Orano is noteworthy for his 1937 Gli Ebrei in Italia, one of the first pamphlets anticipating the anti-Semitic propaganda of the Fascist regime, while his wife promoted this campaign as the correspondent for the French right wing weekly Je Suis Partout. Claiming to be distinct from Nazi antisemitism, Latin antisemitism relied upon an anti-German hostility and a political instrumentalization of the Catholic tradition. Furthermore, it is emblematic of the inherent tensions between transnational Fascism and French and Italian nationalisms. À partir de la biographie croisée de deux intellectuels, cet article approfondit l’étude des circulations d’une culture antisémite et latine entre fascisme italien et extrême droite française. L’article met ainsi en lumière un antisémitisme latin, formé dans un cadre de référence intellectuel et politique franco-italien, en exhumant deux figures de médiateurs : le couple formé par Paolo Orano et Camille Mallarmé, du syndicalisme révolutionnaire au nationalisme interventionniste de la Grande Guerre jusqu’au soutien au projet totalitaire fasciste. Professeur et député fasciste, Orano se distingue en publiant en 1937 Les Juifs en Italie, l’un des premiers pamphlets annonçant la propagande antisémite du régime fasciste, alors que sa femme relaie la campagne en tant que correspondante pour l’hebdomadaire français d’extrême droite Je Suis Partout. Avec une volonté de distinction vis-à-vis de l’antisémitisme nazi, cet antisémitisme latin repose sur une hostilité anti-allemande et sur une instrumentalisation politique de la tradition catholique. Il est en outre révélateur des tensions inhérentes entre fascisme transnational et nationalismes français et italien.
Le papyrus que nous nous proposons d'étudier fut présenté jadis comme typique du contexte politique du Haut-Empire romain par deux historiens allemands (« Jedenfalls ist er in jeder Hinsicht für die Kaiserzeit als typisch empfunden worden »). L'une des phrases emblématiques qu'il contient est l'accusation lancée par l'ambassadeur alexandrin Hermaiscos à l'encontre de l'empereur Trajan, coupable d'être entouré d'un Conseil rempli de Juifs. Gerhard Kittel et Eugen Fischer interprétèrent ce document comme la preuve irréfutable de l'influence néfaste exercée par les Juifs dans l'entourage de l'empereur 1. Néanmoins, l'année et le lieu de publication de leur ouvrage Hambourg, 1943 incite d'emblée à considérer les conclusions de ces soi-disant historiens avec une extrême prudence, ce qui est d'ailleurs un doux euphémisme. Un simple regard sur la méthode utilisée par ces deux chercheurs dans l'analyse des portraits du Fayoum démontre assez vite le manque de pertinence de leur travail pour le moins orienté 2. Pourtant, l'accusation d'Hermaiscos figure bien dans le papyrus P.Oxy. X 1242, pièce rattachée à la collection des Acta Alexandrinorum 3 , appellation sous laquelle sont rassemblés des textes hétéroclites basés sur des sources officielles, et qui reflètent le contentieux persistant entre Grecs d'Alexandrie et pouvoir romain aux deux premiers © Presses universitaire de Rennes Ce document est réservé à un usage privé Il ne peut être transmis sans autorisation de l'éditeur 4. Pour un aperçu général sur les
De nombreux travaux ont montré l’importance du lien existant entre combat de cavalerie et culture aristocratique dans les sociétés du monde méditerranéen classique. À Athènes comme à Rome, hippeis et equites se définissent fondamentalement par la possession d’une monture qui les distingue dans la bataille du reste du corps civique. Cette valorisation archaïque du cavalier a évolué en lien avec la place croissante occupée par l’infanterie lourde dans l’art de la guerre. Alors que dans la Grèce de la fin du Ve siècle, l’image du cavalier correspond déjà à celle de l’« autre guerrier », c’est-à-dire de l’hippotoxotês scythe, véritable antithèse de l’hoplite, l’abandon du service militaire des jeunes aristocrates dans la cavalerie légionnaire à la fin de la période républicaine entraîne une évolution similaire dans le monde romain. Sous la plume des poètes augustéens, le cavalier par excellence, c’est avant tout le barbarus eques, refusant le combat régulier, la rencontre frontale caractéristique du iustum proelium. Ce qui était une figure emblématique et centrale de l’art tyrrhénien à l’époque archaïque renvoie désormais de manière privilégiée à l’altérité. Plus que jamais, l’identité militaire romaine s’incarne dans la figure du fantassin lourd qu’est le légionnaire. On assiste donc à la transposition d’un marqueur identitaire, correspondant initialement à une différenciation de nature sociale, dans le champ du discours opposant civilisation et barbarie, avec l’adaptation d’un certain nombre de lieux communs qui servaient auparavant à dénigrer les valeurs aristocratiques : la truphê et l’individualisme des antiques chevaliers deviennent ainsi l’orgueil et l’indiscipline des cavaliers barbares.
ABSTRACT The concept of ideology is frequently discussed by many sociologists and modern philosophers and used by historians of Rome. But it cannot be taken for granted as regards Antiquity. The rules and the conditions of Roman political life from Republic to early Roman Empire were not a fertile ground for the emergence of ideologies. However, in the Fifth century B.C. and with the birth of the Principate, struggles of ideological nature seemed to have shaped Roman political life. RESUME La notion d’idéologie, bien que récurrente chez les historiens de Rome, ne va pas de soi lorsqu’elle est appliquée à l’Antiquité. Les modalités de la vie politique à Rome de la République jusqu’au Haut-Empire constituaient même un terreau a priori défavorable à l’émergence des idéologies. Toutefois, en deux occasions, au Ve siècle avant n. è. et avec la naissance du Principat, une rivalité de type idéologique a contribué à structurer la vie politique romaine.
Beauchesne, collection "Théologie historique", 2020
Le 28 août 1794, jour de la fête de saint Augustin, le pape Pie VI fait paraître la bulle Auctorem fidei, qui condamne 85 propositions tirées des actes du synode diocésain tenu en 1786, à Pistoia, sous l’autorité de l’évêque Scipione de’ Ricci . Auctorem fidei n’est ni la plus connue ni la plus étudiée des décisions du magistère catholique à l’époque moderne. Sa place chronologique dans l’histoire politique et religieuse y est pour beaucoup. Dernier acte solennel contre le jansénisme, cette bulle passe souvent pour une simple reprise de condamnations antérieures, voire pour un appendice quelque peu surnuméraire. Considérée comme le point final d’une controverse au long cours, elle n’incite guère à explorer sa postérité. Parue en 1794, elle a la réputation d’être restée inaudible dans le fracas révolutionnaire – il faudra notamment attendre 1850 pour que soit publiée sa traduction en français . Bref, parmi les fulminations pontificales, Auctorem fidei brille par sa discrétion. Mais Auctorem fidei dépasse la simple question du jansénisme. Si le contexte de son élaboration conduit les commentateurs à interpréter la bulle à la lumière des démêlés jansénistes, d’autres lectures s’ajoutent à ce débat, notamment en raison de la postérité qu’a connue ce texte. Même si le document cible des propositions circonstanciées, les interprètes romains ou ultramontains ont conféré à cette bulle pontificale une autorité durable et une portée plus générale que les circonstances ponctuelles de sa rédaction. Les consulteurs de la Congrégation de l’Index se servent de la bulle pour censurer les religiosités romantiques héritées de Lamennais, en particulier pour mettre à l’Index le Voyage en Orient de Lamartine. En 1850, le futur cardinal Villecourt, polémiste intransigeant, traduit et diffuse le texte de l’autre côté des Alpes. Philippe Boutry montre ainsi que la bulle quitte alors le domaine strict de la querelle janséniste pour apparaître comme « le "chaînon manquant" entre les textes pontificaux du XVIIIe siècle et l’encyclique Mirari vos » de Grégoire XVI portant condamnation des thèses de Lamennais, en particulier de l’indifférentisme (équivalent conceptuel du « relativisme religieux »).