17th century picaresque novels Research Papers (original) (raw)

Le milieu du xvi e siècle constitue un épisode important de l’histoire du récit en prose. L’autre grand moment d’effervescence se produit au tout début du xvii e siècle (peu avant la publication de l’Ingenioso hidalgo) à cause d’un... more

Le milieu du xvi e siècle constitue un épisode important de l’histoire du récit en prose. L’autre grand moment d’effervescence se produit au tout début du xvii e siècle (peu avant la publication de l’Ingenioso hidalgo) à cause d’un événement éditorial sans précédent. On doit à Micó (in Cerdan, 1994, p. 827-848) d’avoir mis en lumière l’étonnante accélération du tempo des éditions d’œuvres narratives à ce moment précis de l’histoire littéraire. Deux phénomènes opèrent en coulisse : d’une part, la création de nouvelles histoires que les auteurs faisaient circuler de manière manuscrite (voir les allusions mutuelles entre La pícara Justina et l’Ingenioso hidalgo), puis, rapidement, la remise souvent dans l’urgence de ces textes aux imprimeurs (Martín Jiménez, 2010). Apparaissent ainsi de façon quasi concomitante la Segunda parte de Guzmán de Alfarache dans la version apocryphe de 1602, celle, autorisée, de Mateo Alemán (1604), le Buscón en version manuscrite (avant 1604 ?), El peregrino en su patria (1604), La pícara Justina (1605, « Privilège royal » de 1604) et, enfin, en 1605 , la Primera parte de Don Quijote. Bien plus qu’à un Siècle d’or ou à une décade áurea, on peut parler d’un lustre exceptionnel, situé entre 1600 et 1604.
Que s’est-il passé pour qu’une telle frénésie s’empare du monde des Lettres et de l’édition ? Pour le dire avec les mots de Micó, “es posible que el hecho más trascendente para la prosa del siglo xvii fuese la publicación de la Primera parte de Guzmán de Alfarache” (in Cerdan, 1994, p. 827-848). Ce jugement peut sembler inconvenant tellement la pente naturelle du cervantisme le porte à privatiser la « modernité » romanesque rejetant dialectiquement et subrepticement la prose « sordide » d’Alemán du côté du passéisme moyenâgeux. La réalité pourtant est bien différente du cliché. La première partie du Guzmán devient brutalement « el punto de referencia más importante de la prosa narrativa posterior » [ibid.] et, pire, un phénomène de lecture tel qu’il vient satisfaire un lectorat dépassant largement le milieu aristocratique. Dans la Vie en deux parties de Guzmán (1599 et 1604), Mateo Alemán poursuit le travail amorcé par les auteurs du premier et du second Lazarillo (1554, 1555). Reprenant la veine de la satire ménippée héritée des fictions de Lucien de Samosate, Alemán construit dans son récit souvent dénommé El Pícaro, une fable pseudo-autobiographique ancrée dans le courant européen des livres de gueuserie qui décrivait les bons et les mauvais tours des mendiants (Geremek, 1991). Il prend aussi un risque important car les textes lucianesques, souvent anonymes (le Lazarillo en fut l’une des émanations), ont été mis à l’Index. Le succès du Guzmán, immense, le propulse au niveau des meilleures ventes du siècle, tout juste derrière les Fables d’Esope et La Célestine de Rojas, les deux best-sellers du temps mais qui étaient des rééditions de textes plus anciens. Auprès des lettrés d’alors et sur ce fond de lectures datées, la fascination inouïe qu’exerce la Vida del pícaro s’accompagne d’une réaction gênée et d’une « tácita conspiración de silencio » (Márquez Villanueva, 1990, p. 564). Si l’on en croit les allusions parfois acerbes placées dans « Colloque des chiens », Cervantès compte parmi les auteurs les plus critiques du Pícaro. Pourtant, il pourrait être aussi l’auteur qui en fut le plus marqué et qui tirera pleinement partie des innovations alémaniennes. Il est donc indispensable de comprendre la portée du Guzmán du point de vue cervantin afin de mieux distinguer le lien distancié qui existe avec DQ.
Lorsqu’il sort des presses, Guzmán de Alfarache a tout pour séduire le public exigeant des lettrés. En premier lieu, l’histoire du héros narre les aventures d’un jeune homme désireux de connaître le monde. Son voyage le mène à Gênes : Guzmán est désireux de connaître sa famille paternelle et suit un capitaine qui le mènera jusque sur la péninsule italienne. Plus tard, à Rome, il servira un cardinal, puis un ambassadeur. De retour en Espagne, il se préparera à Alcalá à entrer dans les ordres. Enfin, sur une galère (qui fait office d’allégorie du pays), Guzmán fera l’éloge d’une vie au service des autorités du royaume contre les assauts des barbaresques. Ce livre qui reprend les thèmes obsessionnels cervantins a dû causer une forte impression à l’auteur de la Galathée. La vie de Guzmán offrait à Cervantès un miroir de sa propre existence : il y a retrouvé son expérience de domestique à Rome pour un cardinal, le péril Turc sur la galère, les jeux sur les patronymes, les aléas du destin à Séville, entre les affaires financières, les missions en qualité de fonctionnaire du Roi et les moments d’enfermement dans la prison royale de Séville, etc. L’un des thèmes de prédilection de Cervantès, la reconnaissance du mérite et du subordonné, structure la fable picaresque de bout en bout. Guzmán, qui demande à la fin du récit au roi quelque récompense pour avoir sauvé la galère contre un soulèvement, réactualise le message de Lázaro de Tormes qui semblait adresser son curriculum à Vuestra Merced comme s’il espérait de cette haute autorité une place plus avantageuse encore que celle offerte par l’archiprêtre de Tolède (Núñez Rivera, 2002). Concernant cette question sociale, le point soulevé par le discours satirique de Lázaro et de Guzmán est celui du rapport entre maîtres et domestiques. Guzmán fait souvent remarquer que les maîtres paient insuffisamment leurs valets (I, 2, 5-6). Le Q est l’occasion pour Cervantès d’abonder dans la direction d’Alemán. Alonso Quijano assure d’emblée à Sancho que son aide en qualité d’écuyer trouvera une juste récompense : la fameuse ínsula Barataria. Sancho lui-même est guidé par une intention identique à celle de Lázaro (« el servir a los buenos », II, 24). De même, l’une des premières séquences de la Primera parte reconduit la réflexion picaresque. L’« aventure » manchègue qui place le chevalier devant un différend entre Andrés et son maître Juan Haldudo (I, 4) convoque le lecteur sur le terrain borné par la picaresque (“este muchacho que estoy castigando es un mi criado, que me sirve de guardar una manada de ovejas que tengo en estos contornos, el cual es tan descuidado, que cada día me falta una; y, porque castigo su descuido, o bellaquería, dice que lo hago de miserable, por no pagalle la soldada que le debo, y en Dios y en mi ánima que miente”). Cervantès choisit une voie différente d’Alemán, mais le discours est sensiblement le même. La faute initiale est imputée au puissant « Haldudo el rico », qui est accusé d’être « ruin villano ». Cervantès ne pouvait pas rester indifférent à l’histoire et au discours de Guzmán. Pour les doctes du Siècle d’or, le Guzmán présentait aussi un deuxième atout, car Alemán a structuré son récit sur le modèle tant célébré de l’Odyssée. Le livre d’Alemán offre un récit épique renouvelé. Comme Ulysse parti de Troie pour rentrer à Ithaque, le protagoniste cherche à retrouver les siens. Pour couronner le tout, Guzmán de Alfarache reprend le schéma qui avait séduit maints poéticiens : pas moins que chez Homère, la geste du héros obéit à une structure tragique. L’enfermement de Guzmán sur la galère est son châtiment pour être devenu un « ladrón famosísimo ». La troisième vertu du Guzmán concerne le provecho des lecteurs. Alemán décrit le parcours initiatique d’un hijo del ocio pour mieux avertir la jeunesse des dangers d’une éducation « libre » (voir l’éloge de Barros). L’éloge de la vie de mendiant (I, 2, 2) résonne tel un paradoxum enkomium qu’il convient de lire (entre autre) comme une diatribe de cette existence (voir Lucien, Le parasite). Bien que réduit au rôle de forçat sur la galère de Sa Majesté, Guzmán affirme –et l’auteur avec lui (« Declaración »)– sa condition d’« homme de claro entendimiento, ayudado de letras y castigado del tiempo ». Guzmán, en effet, assure s’être repenti de toutes ses années de vice à la fin de son récit. Pour terminer, on distinguera une quatrième vertu, car, fort de la valeur universalisante de la « poésie » selon Aristote (la Vida de Guzmán est une « poética historia »), l’initiation du personnage est censée devenir celle des lecteurs. Le Guzmán est un apologue (genre prisé des savants du siècle) qui repose sur un vaste discours démonstratif* (fait d’éloges et de blâmes) : l’itinéraire du héros (« mozo de muchos amos ») n’est pas à lire de manière littérale et sert plutôt de cadre lucianesque destiné à passer en revue les groupes sociaux et en dresser une satire, comme le fera Cervantès dans son « Coloquio de los perros ».