Arendt Research Papers - Academia.edu (original) (raw)

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À la suite d'Arendt et de Heidegger, le national-socialisme a été réinterprété comme un révélateur de la modernité technicienne au point que l'institution nazie des camps de concentration et d'extermination s'est vue érigée en paradigme de cette modernité. Cette vision postmoderne de l'histoire du XX e siècle mérite d'être interrogée 2. Il importe également d'élucider une question bien actuelle, qui met en jeu les références intellectuelles sur lesquelles appuyer un enseignement portant sur la Shoah. Comment se fait-il en effet que Heidegger, ce professeur et recteur national-socialiste interdit d'enseignement en 1945, a pu conquérir une audience planétaire telle que sa pensée, au lieu d'être reconnue comme un cas exemplaire, dans le champ philosophique, de la vision du monde ou Weltanschauung nationale-socialiste dont ses écrits font l'éloge 3 , est devenue au contraire une source d'inspiration pour penser le nazisme ? De quelle réception at -il bénéficié pour que, du penseur nazi qu'il est à l'évidence, il se soit vu conférer le statut de penseur du nazisme, ce qui est tout autre chose ? Bref, comment en est-on venu à soutenir, aujourd'hui encore, que la philosophie aurait besoin de l'auteur des Cahiers noirs pour « penser la Shoah » ? Que l'étude de l'extermination nazie suppose celle d'auteurs nationaux-socialistes aussi radicaux que Heidegger et qui ont explicitement légitimé cette extermination 4 , cela est justifié, mais 1 Emmanuel Faye est professeur de philosophie moderne et contemporaine à l'université de Rouen-Normandie. Il a publié notamment Heidegger, l'introduction du nazisme dans la philosophie (Paris, Albin Michel, 2005 ; Le Livre de Poche, 2007, traduit en six langues), le collectif international Heidegger, le sol, la communauté, la race (Paris, Beauchesne, 2014) et Arendt et Heidegger, extermination nazie et destruction de la pensée (Paris, Albin Michel, 2016). 2 Dans cet esprit, cet article prolonge et complète un essai récemment consacré à l'étude des relations intellectuelles entre Hannah Arendt et son ancien professeur (Faye, Arendt et Heidegger, op. cit.). À la suite d'un premier ouvrage destiné à montrer, à partir de deux séminaires inédits, que la vision du monde nationale-socialiste s'inscrivait dans les fondements mêmes de la pensée heideggérienne (Heidegger, l'introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit.), Arendt et Heidegger s'interroge sur les conditions de la réception planétaire de Heidegger et fait le point sur les révélations apportées par la publication des premiers Cahiers noirs. 3 Martin Heidegger enseigne par exemple en 1933-1934 que « lorsque aujourd'hui le Führer parle sans cesse de la rééducation en direction de la vision du monde nationale-socialiste, cela ne signifie pas inculquer n'importe quel slogan mais produire une transformation totale, un projet mondial sur le fondement duquel il éduque le peuple tout entier ». (Gesamtausgabe vol. 36/37, Francfort, Klostermann, 2001, p. 225). 4 Heidegger a appelé ses étudiants à préparer sur le long terme et à se donner pour but l'« extermination totale » de l'ennemi intérieur incrusté dans la racine du peuple (Gesamtausgabe vol. 36/37, op. cit., p. 90-91) et en 1941, dans ses Cahiers noirs, il a fait l'éloge de la politique nazie contraignant l'ennemi à procéder à sa propre « auto-extermination » (Gesamtausgabe vol. 96, Francfort, Klostermann, 2014, p. 260).