Early Modern Science and Philosophy Research Papers (original) (raw)

Le début de l’essai II, 12 est bien connu, qui affirme à la fois que « c’est à la vérité une très-utile et grande partie que la science » sans qu’il faille pour autant en faire une valeur absolue, et que la « maison » de Montaigne « a... more

Le début de l’essai II, 12 est bien connu, qui affirme à la fois que « c’est à la vérité une très-utile et grande partie que la science » sans qu’il faille pour autant en faire une valeur absolue, et que la « maison » de Montaigne « a esté dès longtemps ouverte aux gens de savoir et en est fort cogneue », son père prisant « l’accointance des hommes doctes ». Sans même entrer plus avant dans l’« Apologie de Raimond Sebond », l’ouverture de l’essai permet de poser des questions importantes pour qui se penche aujourd’hui sur la question de « Montaigne et la science ».
Le sens exact du mot « science » lui-même d’abord fait problème ; il est ici mis en relation de parasynonymie par Montaigne avec « sçavoir », d’antonymie avec « bestise » et « ignorance » et se démarque conceptuellement tant de la « sagesse » (partage déjà clairement énoncé par Augustin) que de « vertu ». Mais ce n’est pas une spécificité montanienne, et le mot, on le sait, est porteur d’une polysémie qui le rend particulièrement délicat dans son usage renaissant ; il est par ailleurs, dans les Essais, en concurrence avec d’autres termes, comme « doctrine ». À l’époque de Montaigne, l’extension du nom va de son strict sens aristotélicien – « ce que l’on sait par démonstration » – qui le distingue nettement à la fois de l’opinion et la sagesse, jusqu’au sens très lâche de « connaissance », en passant par « ensemble des sciences et des arts », définitions qui ne relèvent pas de flottements d’usage mais de conceptions pensées des notions de disciplines, sciences et arts. Enfin, on voit se dégager également ce qui est devenu le sens contemporain du mot, pour désigner certaines disciplines ou certaines pratiques, mais ici le rapport à l’histoire (au sens de l’enquête), la séparation de science et de philosophie sont également des étapes importantes.
Lorsqu’on parvient au sens moderne du terme, et que l’on utilise en pensant à Montaigne le mot « science » au sens contemporain du terme, d’autres problèmes se posent. L’article « science » du Dictionnaire Montaigne, classé grâce aux hasards heureux de l’ordre alphabétique juste après … « scepticisme » et qui constitue une synthèse récente des travaux sur le sujet, est rédigé à la lumière des travaux de H. Blumenberg et de ses critères d’établissement de la « science moderne ». Il conduit son auteur à considérer que Montaigne « composa les prolégomènes de la réflexion scientifique moderne » et rappelle que « selon Villey, Montaigne esquisse les prolégomènes d’une science axée sur les faits empiriques et la méthode expérimentale, telle que Francis Bacon la conçut », voyant dans les Essais une « première ébauche de la pensée scientifique » qui « va de pair avec une méfiance poussée des scientifiques de l’époque ». Le rapport de Montaigne à la science est ici pesé selon une vision de la science renaissante et classique et, implicitement, une conception de la supposée « révolution scientifique », qui ne correspond plus à ce que l’on sait aujourd’hui de la science des années 1560-1590, ni à l’idée même de révolution scientifique, largement battue en brèche : les notions d’expérience et d’observation ont été réévaluées, le rôle et la nature réelle de l’aristotélisme revus, et les notions de monde « pré-scientifique » ou de « précurseurs » ont été bannies des méthodes de l’histoire des sciences et des savoirs. Les études récentes ont remis en question le cadre conceptuel de la période tout entière, et donc celui dans lequel s’inscrit Montaigne : l’aristotélisme tant rejeté dans les discours humanistes n’est pas la « pré-science » ou la « non-science » que l’on a dit, ni un système figé dans son dogmatisme, l’évolution de la logique autant que celle de l’expérience en témoignent, et l’on sait par ailleurs que le discours anti-aristotélicien est largement une posture, d’humaniste aussi bien que de gentilhomme.
Dans ce contexte, poser la question de « Montaigne et la science, Montaigne et les sciences » permet de suivre plusieurs pistes d’études, qui peuvent éclairer la question de manières très différentes :
- l’expression de la notion elle-même, en particulier à travers une analyse précise du lexique utilisé dans les Essais ; sa définition, ses limites, ses marges, ses extensions peut-être inattendues….
- la mise en jeu de de ces notions dans le texte, le rapport à d’autres notions, théorisées ou non, nommées ou non, mais présentes, comme la curiosité, le doute, le vérité, l’erreur, le hasard, la preuve, la démonstration, la réfutabilité, mais aussi la nouveauté, le progrès… ;
- le rapport de Montaigne à « l’expérience et à la raison », formule usuelle sous la plume des philosophes naturels de son temps, ainsi qu’à l’observation et à l’autopsie, toutes données usuelles de la science de la deuxième moitié du siècle. Sans doute convient-il ici de relire Montaigne par rapport aux apports récents de l’histoire des sciences en corrigeant une lecture encore bien trop marquée par l’idée d’un Montaigne « en avance » dans une période « pré-baconnienne ».
- l’intérêt de Montaigne pour différentes disciplines, son degré de maîtrise des connaissances réelles de son temps et l’usage qu’il en fait dans les Essais et le Journal. Les travaux récents sur la médecine, en particulier, ont montré qu’au-delà de la critique et de la satire de la médecine et des médecins, immédiatement visibles, Montaigne a une bonne connaissance de nombreux textes médicaux, pas toujours identifiés, peut-être dissimulés. On peut se poser la question pour d’autres disciplines, qu’elles relèvent, au sens de l’époque, des sciences théorétiques, des arts – c’est-à-dire les technaï – ou encore des disciplines hybrides : la médecine, bien sûr, mais aussi l’astronomie, la cosmographie, la zoologie, la botanique, l’anatomie, pour les sciences, mais aussi l’hydraulique, l’art des jardins, la pharmacopée, l’hygiène, la balnéothérapie …, ou encore la géographie, en train de se constituer (il va de soi que certains des noms sont anachroniques, mais les notions existent, autre enquête possible).
- ses lectures « scientifiques », en particulier ses sources contemporaines, souvent négligées au profit des sources anciennes, et ses relations avec les savants actifs de son temps, pas toujours bien explorées ; l’état de ce que l’on pourrait appeler sa « culture scientifique », sa représentativité par rapport à celle de son milieu.
- les limites de la science et de la « rationalité » : tant le statut des disciplines elles-mêmes (astrologie, magie, physiognomonie) que l’existence d’autres modes possibles d’explication du réel ou pouvant modifier le réel, comme bien sûr, l’imagination et sa place dans le dispositif de rationalité par rapport à l’intellect et à la mémoire.
- la part de l’éthos et de la rhétorique dans le discours de méfiance vis-à-vis des sciences et des savants (l’exemple le mieux connu, celui de la médecine, montre à quel point ces relations sont plus ambiguës qu’il n’y paraît). On peut ici s’interroger sur la nature même de la vision que Montaigne développe de la science : est-ce que sa vision ou sa présentation de ce qu’il critique n’est pas elle-même datée ou volontairement caricaturée ?