Emile Benveniste Research Papers - Academia.edu (original) (raw)

"Les catégories que la soi-disant « raison » est censée élaborer pour accueillir l’être en son sein, ne sont-elles que la projection inconsciente d’une idiosyncrasie dialectale, simplifiant et organisant les données de l’expérience de... more

"Les catégories que la soi-disant « raison » est censée élaborer pour accueillir l’être en son sein, ne sont-elles que la projection inconsciente d’une idiosyncrasie dialectale, simplifiant et organisant les données de l’expérience de manière arbitraire eu égard tant à la nature des choses qu’à celle de l’homme, au lieu de hisser notre conscience au niveau de l’universel comme le voudrait la notion de rationalité ? Si tel était le cas, la philosophie serait déchue de son piédestal métaphysique et deviendrait un simple phénomène culturel parmi d’autres, objet des sciences humaines, et non plus « reine des sciences ». Ou bien y a-t-il au contraire, à l’égard des faits de langue toujours particuliers, une transcendance des normes qui commandent l’enchaînement de nos pensées ? Mais alors nos pensées les plus légitimes seraient menacées d’ineffabilité et toute communication finirait en trahison. Or, qu’est-ce qu’une pensée qu’on ne peut même pas formuler objectivement pour soi-même, sinon un songe vain, oublié aussitôt paru ?
Ce dilemme repose néanmoins sur un postulat implicite, qui n’est peut-être qu’un préjugé, si bien que son caractère contraignant n’est pas assuré. Il se peut qu’une troisième voie demeure ouverte. En effet, si la langue n’était pas un donné inerte propre à chaque culture, une pensée structurante sans sujet que les consciences individuelles ne peuvent que recevoir passivement ou, au mieux, contourner habilement, et si, au contraire, la langue était l’œuvre progressive de penseurs à la fois autonomes et dialoguant mutuellement tout au long d’une même tradition, la raison pourrait se reconnaître dans certains aspects de la langue, sans qu’on doive sacrifier l’universalité souveraine de la raison ni la diversité effective des langues.
L’interdépendance de l’ontologie et de la langue peut être étudiée sur au moins trois points différents. Tout d’abord, au niveau du lexique nominal, on peut se demander si les universaux se réduisent aux noms qui les signifient. Cette question du nominalisme se dédouble à son tour : 1) Y a-t-il une réalité, et si oui quel type de réalité, pour chaque notion universelle, en tant que telle, au-delà de son nom ? 2) La hiérarchie des divers universaux n’est-elle que le décalque de la structure du lexique ? Ensuite, on peut se demander si l’idée d’une dépendance de l’action à l’égard du sujet est un héritage nécessaire de l’articulation syntaxique du nom et du verbe. Enfin, on peut se demander si l’équivocité du verbe « être » — oscillant entre fonction copulative et signification de l’existence — est purement accidentelle. Ce dernier problème constitue en quelque sorte la synthèse des deux premiers, puisque le verbe « être » constitue précisément l’élément de l’axe paradigmatique qui oblige à penser quelque chose comme un axe syntagmatique pour décrire la position de tout énoncé dans la langue. Avec le verbe « être », non seulement des noms sont reliés entre eux — on pourrait en dire autant de n’importe quel verbe transitif — mais ils sont reliés de manière à exprimer l’identité de ce qu’ils dénotent, comme si la langue, dans l’énoncé apophantique, devait avouer malgré elle que l’entre-découpage de ses signifiés nominaux est mal fait, ou encore que ses classifications sont localement redondantes. Cela est-il indifférent au fait que ce verbe signifie aussi « exister », c’est-à-dire signifie que le monde ne se réduit pas à un ensemble de signifiés généraux se démarquant les uns des autres pour organiser notre représentation sans contradiction, mais que quelque chose est donné qui motive tout projet de classification intellectuelle et qui, par cela même, en interdit toujours la complète réussite ? Exister, n’est-ce pas faire échec à tout système de classification universelle, demeurer irréductiblement en reste ?
Nous voudrions ici étudier ce problème du verbe « être » car il est propre à montrer le rôle constitutif du Veda comme parole instauratrice : la fonction copulative de « être » n’est pas la projection immédiate d’un état impersonnel de la langue, mais plutôt l’objectivation des règles de transmission d’une parole vivante dans le cadre d’un enseignement initiatique entre personnes conscientes d’elles-mêmes."