Maurice Merleau-Ponty Research Papers - Academia.edu (original) (raw)

Car enfin on ne peint pas pour parler, mais pour se taire 1 . 1. Le propos L'enjeu des arts visuels au 20 e siècle est avant tout (mais pas seulement bien sûr) de donner forme et écoute au silence. Ce silence « n'est pas le contraire du... more

Car enfin on ne peint pas pour parler, mais pour se taire 1 . 1. Le propos L'enjeu des arts visuels au 20 e siècle est avant tout (mais pas seulement bien sûr) de donner forme et écoute au silence. Ce silence « n'est pas le contraire du langage » comme le dit Merleau-Ponty, mais se définit et se délimite par rapport au langage, comme contrepoint, fond ou comme dehors du langage. Deux philosophes en particulier sont revenus tout au long de leur parcours sur ce silence particulier du visuel : Maurice Merleau-Ponty et Jean-François Lyotard. Tous deux ont interrogé la nature du visuel en tant que tel, en tant que différent du langage et ont pour cela admiré, voire envié, les peintres modernes comme Cézanne, Klee ou Kandinsky. Lyotard a poursuivi de son côté une relation étroite et féconde avec un grand nombre d'artistes contemporains. Ils n'ont pourtant que rarement été étudiés ensemble, sans doute à cause des prises de position très tranchées de Lyotard contre la phénoménologie. Pourtant, la continuité entre les deux crève les yeux lorsqu'on lit les textes de près, et on verra apparaître les enjeux de l'esthétique contemporaine de manière bien différente sur le fond de cette comparaison, sur le fond de ces deux écoutes du silence, apparemment conflictuelles et néanmoins complémentaires. Ces enjeux concernent le rapport de l'art et du politique, le rapport de l'art et de l'éthique, sur le fond de la question plus fondamentale encore de la perception. Pour clarifier ces enjeux, et pour en montrer aussi l'extrême actualité, j'introduis l'oeuvre de Thierry Fontaine (La Réunion, 1968) dont les travaux mettent en jeu de manière très puissante les relations paradoxales et indissolubles entre vision et langage. 2. Les cris de Thierry Fontaine Du point de vue des artistes, on trouvera sans difficulté de nombreux exemples de pratiques qui travaillent dans cet écart du langage, à la recherche de la spécificité du visuel. Ceux qui viennent à l'esprit ressortissent surtout aux figures majeures de la 1 Jean-François Lyotard, « Freud selon Cézanne », in Des dispositifs pulsionnels, Paris, Galilée, 1994, p. 86. peinture moderne. Aujourd'hui par contre, on observe une relative domination du discursif dans les pratiques de l'art contemporain, qui est due, entre autres, à l'héritage de l'art conceptuel, mais aussi au développement de démarches documentaires et militantes 2 . La démarche de Thierry Fontaine 3 est singulière dans son obstination à interroger quelque chose qui semble de l'ordre du visuel pur. Un ensemble de photographies, réalisées entre 1998 et 2002 contiennent presque toutes dans leur titre le mot « cri ». On y voit un personnage masculin dont le visage est couvert d'une épaisse couche d'argile. Ce sont des portraits, mais des portraits dont le centre -le visage -est recouvert, oblitéré, obstrué. Le visage n'est pas masqué puisque le personnage ne porte pas une identité autre -il est simplement neutralisé, comme étouffé par le poids de l'argile et empêché par son épaisseur. Le mot « cri » qu'on entend dans la plupart des titres peut être interprété de différentes façons : soit il indique que l'appel, l'interpellation signifiée par le cri est un appel visuel et non seulement sonore, et qu'on devrait en quelque sorte l'entendre avec les yeux ; soit il indique que le bruit du cri, en réalité, est un silence, et qu'il s'agit néanmoins de percevoir ce silence qui agit néanmoins comme un appel. Dans le premier cas, on doit supposer que le cri est de l'ordre du langage, mais d'un langage transposé dans l'ordre du visuel, qui se laisse transposer sans trop de pertes vers le discours, un peu comme la notion levinassienne du visage signifie en réalité la Parole du Très-Haut, le « Tu ne tueras point ». Mais il me semble évident que l'interpellation vécue par le regardeur face à ces images n'est pas saisissable entièrement par le discours. Il faut par conséquent poursuivre le second cas, et s'interroger sur la nature de ce silence spécifiquement visuel. De quoi s'agit-il ? Reprenons la description de ces images. Fontaine appelle sa démarche de la sculpture, il donne à ses images des titres qui comportent le mot « cri » et du point de vue technique, ce sont des photographies. La structure formelle est complexe et ne saurait être réduite à de la photographie, de la sculpture ou à une démarche sonore. Ce n'est pas pour autant une composition de ces différents aspects entre eux pour former une oeuvre « multimédia ». On est en présence d'une structure très singulière où chacun de ces trois aspects constitue ce que Merleau-Ponty appelle une « partie totale » du même être, des dimensions. Chacune des appellations -sculpture, photographie, oeuvre sonore -exprime une dimension totale, mais compatible avec les deux autres. Cela signifie aussi qu'aucune de ces trois dimensions n'exprime seule la portée de ces oeuvres, mais qu'elles pointent ensemble en direction d'une puissance qui échappe aux possibilités du langage et de la représentation. Certes, les oeuvres de Fontaine s'inscrivent dans le contexte des débats sur la créolisation ; il est inséparable de son identité réunionnaise, son travail puise à la question du colonialisme et, bien sûr, ces cris muets sont aussi une expression de la domination subie par les descendants des esclaves en pays créole. Cet phénoménologie, qui se donne pour tâche de décrire les manières dont les phénomènes nous apparaissent. Dans Discours, figure, son parti pris de se situer au sein du discours ou de l'image pour décrire les déformations et transgressions opérées par le désir, peut être considéré comme phénoménologique au sens rigoureux d'une description des modes de donation de la chose dans le tissu de la signification, seul système à même de recueillir et de conserver des phénomènes quels qu'ils soient. Son parti pris de se situer du point de vue du discours ou des images et d'interroger ce qui les trouble, qui les ébranle du dehors, rejoint finalement la méthode merleaupontienne du langage indirect afin de rendre compte des mouvements et des formes de la perception. Ce qui se manifeste indirectement n'est pas cependant du signifiant, mais des intensités qui affectent de différentes manières le signifiant. Par la suite, dans un tout autre paradigme, celui du « tournant linguistique » de la philosophie des années 1980, Lyotard thématise la question du silence du témoin placé dans le double bind du négationniste qui le somme de prouver qu'il était voué à la mort : s'il prouvait qu'il devait mourir, il ne peut pas témoigner puisqu'il serait mort, et s'il témoigne de sa mort, c'est qu'il est vivant et que son témoignage est donc falsifié. Le jeu de langage typique du témoignage, celui du document, a pour effet d'exclure radicalement l'expérience du témoin lui-même, expérience dont l'objet est précisément sa propre élimination. Le silence qui résulte de cette situation folle 30 est la marque la plus fondamentale de la terreur et de la domination la plus implacable.