Michel Callon Research Papers - Academia.edu (original) (raw)
Le néologisme « gouvernable » était employé, rappelle Grégoire Chamayou (2018, p. 8), dès le xix e siècle afin d'évoquer les « propriétés de gouvernabilité d'un navire ou […] d'un dirigeable » puis, par extension, celles « d'un cheval,... more
Le néologisme « gouvernable » était employé, rappelle Grégoire Chamayou (2018, p. 8), dès le xix e siècle afin d'évoquer les « propriétés de gouvernabilité d'un navire ou […] d'un dirigeable » puis, par extension, celles « d'un cheval, d'un individu ou d'un peuple ». Depuis près de trois décennies, des technologies politiques visent à rendre « gouvernables » non plus des sujets politiques individuels mais les appareils de gouvernements eux-mêmes : les États. Face au « demos insatiable », à l'« inflation des attentes sociales », pour enrayer la « spirale » de ses « revendications » et neutraliser le logiciel d'action keynésien, considéré comme le principal responsable des « maux » de l'économie (Chamayou, 2018), des tacticiens du pouvoir-économistes et conseillers du prince-ont cherché à imposer des verrous à la décision démocratique et entrepris de sanctuariser des territoires interdits aux représentants élus : budget, fiscalité, monnaie. C'est ainsi qu'au coeur du pouvoir régalien, dans le domaine « sacré » des finances publiques (point d'articulation fondamental de la genèse des États modernes) 2 , le pouvoir discrétionnaire des gouvernants est progressivement « destitué » par des instruments de gouvernement à distance, des critères « objectifs » à respecter, des indicateurs et des seuils qui s'imposent en débordant les clivages politiques. Les représentants politiques sont considérés dans ce schéma comme « trop perméables » à la demande dépensière parce que mus par l'unique souci d'être réélus. C’est ainsi qu’au coeur du pouvoir régalien, dans le domaine « sacré » des finances publiques (point d’articulation fondamental de la genèse des États modernes), le pouvoir discrétionnaire des gouvernants est progressivement « destitué » par des instruments de gouvernement à distance, des critères « objectifs » à respecter, des indicateurs et des seuils qui s’imposent en débordant les clivages politiques gauche/droite. Une véritable métrologie capable d’encadrer le pouvoir politique et le déploiement des controverses s’installe. Au sein de la zone euro, ce processus répond à plusieurs logiques complémentaires : financiarisation des États, dont le financement des déficits dépend des organisations de marché de capitaux et de leurs appréciations des orientations de politiques publiques ; et européanisation des normes de gouvernement, à travers la fixation de limites quantifiées garantissant la gestion « saine » des finances publiques – les 3 % de déficit et 60 % de dette rapportés au PIB du traité de Maastricht. Ces technologies
de pouvoir tendent à expliciter les « limites » – le périmètre d’intervention
– des entités politiques et institutionnelles (État, régions, communes), à réaligner leur rationalité économique sur une logique de calcul des coûts et bénéfices de leur existence, tout en contournant l’épreuve démocratique de la confrontation électorale. Les tentatives de « détrôner le politique » et « d’insulariser les gouvernements », selon les mots de Friedrich Hayek, s’effectuent ainsi « à pas feutrés plutôt qu’à grands bruits de bottes ». La matérialité et le détail de ces processus sont encore assez peu connus et discutés publiquement. À travers le cas du fragile système fédéral belge, où la solidarité entre les régions n’est jamais définitivement acquise, l’ouvrage de Damien Piron plonge le lecteur avec délectation dans les arcanes de l’ingénierie néo-libérale et de ses machines agissantes, capables de transformer l’État en « sujet » dont les finances sont gouvernées par les nombres et les cibles quantifiées. En s’inscrivant dans le renouveau des études de finances publiques (i), ce livre illustre la façon dont les politiques européennes de l’indépendance (ii) verrouillent l’espace du pensable sur les finances publiques et invite à une sociologie des finances publiques, articulée autour d’un constructivisme conséquent (iii) qui décrit la façon dont les dispositifs de pouvoir – statistiques, juridiques et financiers – façonnent, au terme d’une lutte sociale (iv), l’identité, les raisons d’agir et les modalités de « conscience » des êtres collectifs que sont les États.