Yves Congar (1904-1995) : une passion pour l’unité (original) (raw)

1Livrant quelques réflexions et souvenirs autobiographiques concernant la période 1929-1973, le Père Congar leur a donné lui-même un titre qui caractérise parfaitement ce que fut sa vie : Une passion : l’unité [1].

2On ne saurait décrire sa vie de chrétien et de théologien de façon plus juste. Il ne poursuivit pas une carrière universitaire et ne fut pas mobilisé par un idéal purement scientifique. Ce fut sa passion pour l’unité des chrétiens qui donna naissance à une œuvre très impressionnante d’abord par sa masse et par sa diffusion : elle ne compte pas moins de deux mille titres, dont les plus importants ont été traduits dans les principales langues européennes [2]. Très impressionnante aussi par les intuitions qui gouvernèrent le choix de ses sujets et la manière dont il sut les renouveler, au bon moment. Tous ses grands travaux firent date et eurent une Wirkungsgeschichte exceptionnelle, jusqu’à influencer notablement un concile œcuménique.

3C’est à juste titre que Monika Maria Wolff a fait remarquer que

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Yves Congar est un de ces théologiens dont l’œuvre a été tellement intégrée dans la théologie du concile Vatican II qu’on ne peut presque plus en mesurer la force initiale et l’originalité, à moins de restituer le contexte historique de son élaboration. Il est facile de repérer la théologie de Congar dans l’histoire de la théologie catholique ; mieux encore, Congar est l’un de ceux qui ont personnellement contribué à façonner cette histoire [3].

5Elle ajoute : « Engagé pendant plus de cinquante ans dans le dialogue théologique et œcuménique, Congar a contribué, de manière décisive, à façonner l’œcuménisme catholique » [4].

6Elle a une nouvelle fois raison. Peut-être aurait-elle pu mieux souligner encore que la source même de toute l’œuvre était la passion pour l’unité des chrétiens. S’agissant d’un homme de cette génération — il est né en 1904 —, ce constat peut paraître invraisemblable. Mais il en est bien ainsi : il le dit lui-même et les témoignages des contemporains le confirment. Avant de présenter son œuvre, il convient donc de situer cette vocation, reconnue par lui de façon très précoce, en décrivant brièvement son milieu familial et religieux ainsi que sa première formation œcuménique.

I – Les années de formations

1 – Le milieu familial et le milieu dominicain

7Yves Congar est né dans une famille bourgeoise de la petite ville de Sedan, située à la frontière de l’Est, où cohabitaient pacifiquement catholiques, réformés et juifs. Il avait des petits camarades de ces religions et leurs familles se fréquentaient. Les relations entre protestants et catholiques y étaient cordiales depuis longtemps. Congar rapporte notamment qu’à la suite de la destruction, par incendie volontaire, de l’église paroissiale par les envahisseurs allemands en 1914, le pasteur offrit au curé une chapelle protestante [5]. Il y a situé le point de départ de son engagement œcuménique [6]. Il rapporte aussi qu’encore gamin, il discutait de la présence réelle avec le fils du pasteur [7].

8Son enfance l’a donc prédisposé à l’ouverture aux autres. Son séjour de trois ans au séminaire universitaire de l’Institut Catholique de Paris cultiva moins ces dispositions. Son directeur spirituel, natif lui aussi de Sedan, le chanoine D.-J. Lallement, avait été d’Action Française, avant de réfuter la philosophie de ce mouvement politique qui mettait ses espoirs dans la restauration en France d’une monarchie autoritaire et nationaliste. Tout en l’introduisant au cercle de Jacques Maritain, cet Abbé l’initia et le confina à un thomisme sans réelle ouverture sur la philosophie moderne et contemporaine. Entré chez les dominicains, Congar ne combla pas cette lacune : au vu de son cursus antérieur, on l’y dispensa de la formation philosophique habituelle, considérant qu’il était déjà « thomiste » [8].

9Les Facultés du Saulchoir, réfugiées à l’époque en Belgique, à la suite de l’expulsion des religieux par la République, furent un milieu stimulant pour lui. Il y eut pour recteur le P. Lemonnyer, élève du Père Lagrange à l’École Biblique de Jérusalem ; le P. Mandonnet y tenait la chaire d’histoire ; le P. Chenu, qui écrirait bientôt « Le Saulchoir, une école de théologie » [9], fut l’un de ses brillants professeurs, lui faisant découvrir J.A. Möhler ainsi que Foi et Constitution (mouvement initié en 1927) et la Conférence de Lausanne (tenue en 1927 également).

2 – Une « vocation œcuménique » très précoce et assurée

10Comme dominicain, Congar chantait chaque matin, à l’office choral, le verset du Benedictus « et toi, petit enfant, tu seras appelé prophète du Très Haut, car tu iras devant Sa face, pour préparer Ses voies ». Selon une expérience spirituelle qu’il rapporte lui-même, ce verset était moins dit par lui, qu’il ne « lui était dit au-dedans par un Autre » (Pa 9). C’est en 1930, au cours de sa retraite d’ordination, qu’il reconnut « définitivement un appel à œuvrer pour que tous ceux qui croient en Jésus-Christ fussent un. […] J’avais reconnu une vocation œcuménique qui était, du même mouvement, une vocation ecclésiologique » (Pa 10).

11Il s’agit là d’une clé exceptionnelle pour la compréhension de la vocation de Congar : ce n’est pas l’ecclésiologue qui a découvert l’œcuménisme ; c’est l’œcuméniste qui est devenu ecclésiologue, « du même mouvement ».

12L’aveu de cette vocation ne suscita de la part de ses supérieurs ni opposition ni même objection. Cependant, rapporte-t-il, tel ou tel d’entre eux ne voyait pas bien l’utilité d’une telle orientation (cf. Pa 14). Comment comprendre leur attitude relativement distanciée ?

13L’ouverture du milieu s’explique par l’engagement des dominicains de la province de France tant en Scandinavie luthérienne qu’en Russie. Tout près du Saulchoir, de l’autre côté de la frontière, à Lille, se trouvait aussi le séminaire Saint-Basile pour les Russes, confié aux dominicains par Pie XI. Istina y prit naissance. Le P. Christophe Dumont, dont il sera très proche dans le travail œcuménique [10], y était directeur. En revanche, la réserve de certains supérieurs peut s’expliquer par la condamnation, alors toute fraîche, de l’œcuménisme naissant par l’encyclique Mortalium animos de Pie XI (1928). Le pape y dénonçait les « panchrétiens », expliquant pourquoi ni les catholiques, ni a fortiori le Saint Siège, ne pouvaient « sous aucun prétexte » participer à leur action. « Le retour des dissidents à la seule et véritable Église » [11] était, selon lui, l’unique solution [12].

14Une telle encyclique ne pouvait en revanche décourager la vocation de Congar. Les grandes figures de sa famille dominicaine, « l’histoire du Père Lacordaire, les exemples du Père Lagrange et du Père Sertillanges, — histoire et exemples qui m’étaient très présents — », écrit-il, montrent « que tous ceux qui avaient fait quelque chose, ouvert une voie, avaient eu des difficultés » (Pa 24). Et Dieu sait combien sa propre vie vérifiera son pressentiment.

3 – Une formation personnelle où rencontres et lectures furent sa « grande école »

15La juste mesure de la figure spirituelle et intellectuelle de Congar se dévoile à nous quand on prend en compte qu’en 1930, il est dans la nécessité de se former lui-même s’il veut développer sa vocation. La Konfessionskunde à l’allemande ne se pratique pas en France où règne encore l’apologétique confessionnelle. La discipline, que nous nommons aujourd’hui œcuménisme, n’était pas née ; c’est lui qui, avec Chrétiens désunis (1937), sera le premier à vouloir lui donner une charte. Après Mortalium animos, les rares maîtres en œcuménisme sont suspects : Congar n’a pas connu Portal, pionnier du rapprochement avec les anglicans, décédé dès 1926 [13] ; Lambert Beauduin a été exilé en France [14], alors que lui-même vit en Belgique. Il se rend bien compte que tous ceux qui s’étaient engagés dans l’œcuménisme naissant avaient tous été plus ou moins désavoués.

16Que pouvait-il faire ? Il se constitua un programme, auquel il resta toujours fidèle : aller à la rencontre des autres de façon ouverte et fraternelle, les lire, étudier leur histoire et l’histoire que nous avons en commun avec eux.

17Pour rencontrer les autres, il commença par l’Allemagne. En 1930, il passa les mois d’août et de septembre à Düsseldorf, ce qui lui permit de se familiariser avec le mouvement de Friedrich Heiler, à travers Die Hochkirche, revue qu’il lut avec le plus vif intérêt. En 1931, il vint à Berlin et surtout visita la patrie de Luther, allant à la Wartburg, à Erfurt et travaillant à la Luther-Halle de Wittenberg. Ces deux séjours furent décisifs ; y faisant allusion, il avoue : « Je dois beaucoup au génie allemand, à mes nombreux amis allemands, à la science allemande » (Pa 16-17).

18Cette rencontre des autres par le contact direct fut sa voie privilégiée. Car étrangement en 1932, il n’obtint de ses supérieurs que six mois pour se préparer à son futur enseignement, au lieu des deux années normalement allouées. Ces six mois, qu’il passa à Paris, ne lui permirent pas d’engager un projet de recherche universitaire. Mais il y prit des contacts très significatifs. Il s’inscrivit à l’École Pratique des Hautes Études, y suivant les cours d’Étienne Gilson, philosophe thomiste, et de Gabriel Le Bras, historien du droit canonique, et surtout à la faculté de théologie protestante, ce qui était une nouveauté inouïe pour l’époque. Simultanément il fréquenta le Cercle franco-russe, y rencontrant Berdiaev, Emmanuel Mounier (le fondateur d’Esprit), Lev Gillet, bénédictin devenu orthodoxe [15], l’abbé Gratieux, spécialiste des slavophiles à l’Institut Catholique, dont il publiera les travaux bientôt. Il alla aussi voir Lambert Beauduin, fondateur d’Amay-Chevetogne, exilé près de Paris, puis fit le voyage d’Amay, y faisant la connaissance de l’Abbé Couturier, qui était là de passage et se liant profondément avec le directeur d’Irénikon, Dom Lialine, ce moine d’origine russe, qui fut probablement le premier œcuméniste catholique.

19En 1934, il organisa un colloque aux Éditions du Cerf, autour de K. Barth. En 1937, il co-organisa à Paris une rencontre préparatoire à la Conférence de Life and Work à Oxford, de façon à y intéresser les catholiques. Il s’y lia avec Visser’t Hooft, le futur premier secrétaire général du Conseil œcuménique des Églises, mais il se vit refuser par le Cardinal Pacelli la permission d’aller à Oxford comme observateur. Durant les étés de 1936 et 1937, il s’en alla découvrir l’anglicanisme en Angleterre, s’y liant avec le Dr Ramsey, futur archevêque de Canterbury. En 1938, il organisa une première rencontre d’œcuménistes catholiques au Saulchoir, prélude à la fondation de la « Conférence catholique pour les questions œcuméniques », dont il eut le premier l’idée dès cette époque (cf. Pa 53). Pendant ces années, il eut également une infatigable activité de prédicateur en faveur de l’unité, notamment lors de la semaine annuelle de prière [16] ; Chrétiens désunis est, on le sait, issu de la prédication d’une neuvaine dans ce cadre au Sacré-Cœur de Paris.

20Il était nécessaire d’insister sur ces années de formation parce qu’elles révèlent quelque chose d’essentiel de la manière congarienne : il n’a jamais séparé l’approche vivante, fraternelle et concrète, des autres chrétiens, de l’étude de leurs doctrines. En ce domaine il s’est formé en devenant un infatigable lecteur, et pas n’importe quel lecteur : il rendait techniquement compte de ses lectures dans un bulletin annuel d’ecclésiologie qui, de 1932 à 1962, couvre 250 pages en petits caractères de Sainte Église [17], bien qu’il n’ait rien écrit pendant ses cinq années de captivité en Prusse et en Silésie.

21Contacts, lectures, mais aussi histoire. Dans sa contribution aux mélanges Visser’t Hooft, il s’est expliqué sur cette dimension de son travail, absolument cohérente avec ce qui précède.

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La connaissance des Autres, qui n’est complète que si elle est directe et concrète […] se nourrit en particulier par la connaissance de l’histoire. J’ai fait, je continue de faire et, si Dieu le permet, je ferai toujours beaucoup d’histoire […elle] est l’un des meilleurs instruments d’accès à la vérité et de service de cette même vérité […]. Chaque fois que j’y suis allé voir, j’ai trouvé autre chose que ce qu’on m’avait dit […]. J’y ai été voir pour le « Schisme oriental », et je me suis aperçu qu’on ne pouvait pas parler comme si une légitimité incontestablement reconnue avait été […] rejetée par les Orientaux, sur lesquels porterait toute la responsabilité de la rupture : on assistait bien plutôt à un « estrangement » progressif entre deux mondes différents […]. J’y ai été voir pour Luther, aux textes duquel je n’ai guère passé de mois sans revenir […]. Rien de tout à fait sérieux ne sera fait de notre part vers le protestantisme tant qu’on n’aura pas compris et rendu justice à Luther. Pour cette conviction qui est la mienne, je serai prêt à donner joyeusement ma vie [18].

23Congar aura-t-il été pour autant un véritable historien ? Les historiens professionnels les plus exigeants lui rendront hommage, sans toutefois le considérer pleinement comme un des leurs. Cette réserve provient de la spécialisation lacunaire qui fut la sienne, comme on l’a signalé ; aussi sera-t-il plus à l’aise pour interroger l’histoire d’une idée, d’un terme ou d’une institution, que pour les restituer dans leur contexte global. Cela provient, ensuite, de ce qui le motivait : il n’a jamais interrogé l’histoire pour elle-même, mais pour confronter le présent de son Église avec sa propre tradition, beaucoup plus riche et plus profonde que ce que l’on en retenait officiellement au temps de Pie XII [19]. Congar fut ainsi un merveilleux sourcier nourrissant une ouverture aux autres chrétiens et, de ce fait, un réformisme ecclésial, sans lesquels Vatican II resterait inintelligible et qui en ont fait un concile œcuménique par sa thématique même.

24Résumons : c’est vraiment la passion pour l’unité des chrétiens qui mena la vie de Congar. Ainsi, à la différence d’autres grands théologiens du siècle comme Rahner ou Balthasar, il est un théologien que tout le monde peut imiter, dans son intérêt fraternel constant pour les autres chrétiens, pour leur réflexion, pour leur histoire et celle que nous avons en commun avec eux. Il fallait souligner ces attitudes fondamentales avant d’analyser plus techniquement son apport à l’œcuménisme en tant que tel. Mais un mot s’impose encore sur son apport à l’histoire de l’Église catholique.

4 – Un théologien immense chez qui l’itinéraire personnel préfigure et façonne celui de l’Église

25Le P. Congar a eu clairement conscience d’avoir été un précurseur de Vatican II. Il l’a lui-même exprimé en propres termes : « J’ai été comblé. Les grandes causes que j’avais essayé de servir ont abouti au Concile : renouveau de l’ecclésiologie, Tradition, réformisme ; œcuménisme, laïcat, mission, ministères… sans compter la prière liturgique et la fonction doxologique de la confession de la foi qu’on y célèbre : des valeurs auxquelles je crois plus que jamais » (Pa 90).

26Pour ce qui est de son activité au concile même, son ampleur peut désormais être suivie de l’intérieur grâce à la publication de Mon Journal du Concile [20] : il y a noté quelle fut sa contribution personnelle à huit des documents promulgués [21].

27Tel est l’aboutissement de la vocation œcuménique de Congar : « Très tôt, écrit-il, il m’est apparu que l’œcuménisme n’est pas une spécialité, qu’il suppose un mouvement de conversion et de réforme coextensif à la vie de toutes les Communions. Il m’est apparu également que, pour chacun, le travail œcuménique se trouvait d’abord chez soi, auprès des siens » (Pa 90).

28Si cette intuition méthodologique, absolument majeure en œcuménisme, est généralement acquise aujourd’hui, quoi qu’il en soit des résistances auxquelles elle se heurte, on le doit principalement à Congar. Son itinéraire personnel étant indissociable de la maturation de l’œcuménisme catholique, on voudrait l’évoquer, en privilégiant les points de vue méthodologiques, car l’œcuménisme est actuellement devant une nouvelle étape à cet égard, dont on verra combien elle est redevable à Congar, même s’il n’a fait que la pressentir.

II – Les étapes d’une œuvre œcuménique

Première étape : Chrétiens désunis (1937). Avec la découverte des autres, la naissance réfléchie d’un œcuménisme catholique

29Chrétiens désunis a comme sous-titre : Principes d’un œcuménisme catholique. Un ouvrage annonçant un tel programme est sans précédent. Jusqu’alors, tant en allemand qu’en français, il n’existait que des articles consacrés de façon sympathique aux Églises dissidentes et l’on ne pouvait mentionner que deux revues catholiques, toutes deux francophones, Irénikon (bénédictins belges) et Russie et chrétienté (dominicains français d’Istina), consacrées à l’œcuménisme. Il s’agit donc d’une œuvre de pionnier.

30Essayant de comprendre les divisions dans leur genèse doctrinale, Congar ne leur attribue pas seulement des causes dogmatiques. S’agissant de leur persistance, il note qu’elles ont entraîné, chez tous, des accentuations unilatérales du fait même de la séparation. Dans le présent, le plus fort facteur de division réside, selon lui, dans la volonté de sauvegarder les valeurs authentiques, au nom desquelles on a dû se séparer. Si bien qu’il conclut son premier chapitre par une idée-force qui donnera son titre au futur décret de Vatican II sur l’œcuménisme Unitatis Redintegratio : « le problème de la réunion […] est celui de la réincorporation de toutes les valeurs chrétiennes éparses […] à la Catholica visible » [22], qu’il exprimera littéralement comme « réintégration dans l’unité » (ChD 333).

31Après ce premier regard théologique sur la division, il propose une théologie de l’unité et de la catholicité, à laquelle il confronte successivement le mouvement de Stockholm (Life and Work, qualifié de libéral), l’anglo-catholicisme puis l’ecclésiologie orthodoxe, en sa version slavophile. Ce programme lui permet de familiariser sympathiquement ses auditeurs, puis ses lecteurs avec ces mondes chrétiens qu’il a lui-même découverts. Dès lors il peut présenter les principes d’un œcuménisme catholique. Écartant le principe des conversions individuelles qui ne peuvent être une solution puisqu’elles contournent la question même, Congar veut clarifier le statut des Églises dissidentes en tant que telles et leur rapport, toujours en tant que telles, à la véritable Église.

32On en retiendra essentiellement la force avec laquelle il valorise le baptême chrétien : « de soi tout baptême véritable incorpore à la véritable Église » (ChD 285). Tel sera le fondement de l’œcuménisme retenu par Vatican II. S’agissant des Églises orientales, il voit en elles de véritables Églises locales (cf. ChD 304) et affirme que « il ne serait pas faux, à condition de s’expliquer, de parler [à leur propos] de réunion des Églises » (ChD 307). Concernant le statut des Églises de la Réforme, il reste balbutiant [23]. Il reconnaît, ce qui est beaucoup à l’époque, que les chrétiens y sont sauvés « non pas malgré leur confession mais dans et par leur confession » (ChD 306), mais il s’agira toujours pour ces groupes protestants « presque uniquement d’union à l’Église » (ChD 306).

33L’ouvrage se clôt par un programme d’œcuménisme catholique, à la réalisation duquel il consacrera toute sa vie. Au plan des relations mutuelles, il faut lutter contre les préjugés par une information sérieuse [24], tout en cultivant l’amitié. Au plan théologique, il convient de poursuivre un retour aux sources qui nous rapprochera. Quant à l’unité à poursuivre, il convient de la définir comme réintégration de tous dans la catholicité, qu’on ne peut confondre avec le catholicisme tel qu’il est [25], et qui ne se réalisera pas sans réformes au sein de l’Église catholique, comme il le développera dans l’un de ses ouvrages majeurs. « Ce n’est rien de moins, demande-t-il, qu’une réforme de l’Église ? D’accord : et pourquoi s’en effraierait-on ? L’Église est en continuelle réforme de soi » [26].

34Concluons. Avec Chrétiens désunis, Congar a posé de solides fondements pour l’œcuménisme catholique. Au plan de la connaissance des autres, fort de son itinéraire personnel, il a su convaincre l’opinion qu’il fallait démanteler le haut mur d’incompréhension et de préjugés existant entre chrétiens. Au plan théologique, tournant le dos à la reductio graecorum ou à l’abjuration des protestants (cf. ChD 299), il a posé l’unique baptême au fondement du dialogue œcuménique. Il a fait valoir que la crainte de perdre nos valeurs les plus précieuses expliquait la persistance de nos divisions. Tous doivent donc croître en catholicité, l’unité devant être, comme Vatican II le dira vingt-cinq ans plus tard, une Unitatis Redintegratio. Pour Congar le travail œcuménique ne pouvait donc être une spécialisation devant assurer la gestion de nos relations avec les autres chrétiens : il devait être une dimension de toute la vie de l’Église, car l’unité requérait sa réforme globale.

35Aux temps de la formation et des découvertes va succéder pour Congar le temps de la patience. Durant cette seconde période de sa vie, éloigné, par les circonstances ou par les autorités de sa propre Église, du contact des autres, il va travailler selon une ligne que l’on a laissé pressentir : la mise en ordre de sa propre maison, en approfondissant et renouvelant l’ecclésiologie catholique. C’est ainsi qu’il contribuera, de façon exceptionnellement féconde, à la cause œcuménique.

Deuxième étape : années de patience et de créativité, préparant l’Église catholique à l’œcuménisme (1939-1960)

Une intuition fondamentale : l’œcuménisme n’est pas une spécialité mais une dimension d’ensemble de la vie ecclésiale

36Chrétiens désunis eut une grande influence au sein de l’Église catholique et au-delà. Ceci confirma la résolution de Congar de développer la collection d’Études ecclésiologiques Unam sanctam dont Chrétiens désunis était le premier volume. Il entendait ainsi servir la cause de l’œcuménisme en remettant « dans le commerce des idées un certain nombre de thèmes et de valeurs ecclésiologiques, profondément traditionnels […] plus ou moins oubliés [pour] restituer, autant que possible, la totalité de l’héritage catholique en [réinterrogeant] les sources pour en nourrir une pensée vivante » (Pa 46).

37L’intention était claire : « je sentais très fortement la solidarité de la grande mue qu’exigeait l’œcuménisme, avec tout le mouvement ecclésiologique, pastoral, biblique, liturgique. Très tôt, il m’est apparu que l’œcuménisme […] suppose un mouvement […] de réforme coextensif à la vie de toutes les Communions » (Pa 41).

Un travail centré sur l’Église catholique, au temps de la patience et des suspicions

38En 1939, dix-huit mois après la parution de Chrétiens désunis, le maître général des dominicains convoquait le P. Congar pour l’avertir des « difficultés très sérieuses » que le livre rencontrait à la Curie romaine, irritée aussi par la publication de L’unité dans l’Église de J.A. Möhler, comme deuxième volume de la nouvelle collection Unam Sanctam. Cette même année 1939 commençaient aussi pour lui six longues années de guerre et de captivité.

39Dès son retour, en 1946, il sut qu’il était resté suspect. « Du début de 1947, écrit-il, jusqu’à la fin de 1956, je n’ai connu qu’une suite ininterrompue de dénonciations, d’avertissements, de mesures restrictives ou discriminatoires, d’interventions méfiantes » (Pa 65).

40Inutile d’entrer dans des détails. Signalons simplement qu’en 1954, les autorités l’associèrent sans raison évidente au mouvement des prêtres-ouvriers : il fut privé de sa chaire, exilé d’abord dans une Jordanie très lointaine à l’époque (l’École Biblique était à Jérusalem Est), puis à Cambridge et enfin à Strasbourg, où l’évêque J.J. Weber, exégète sulpicien, le prit sous sa protection. Ce ne fut pas seulement le temps de la patience, mais celui de l’épreuve. Ne pouvant plus demeurer un partenaire actif dans l’œcuménisme, il se consacra à y préparer sa propre Église, notamment par des publications, toutes de grande portée.

1950 : Vraie et fausse réforme dans l’Église

41L’Année sainte de 1950 ne fut pas des plus heureuses pour le rapprochement entre chrétiens désunis. Au début de l’année parut l’Instruction Ecclesia Catholica qui restreignait la participation des catholiques aux activités du mouvement œcuménique [27], mesure qui fut personnellement renforcée pour Congar après l’encyclique Humani Generis du mois d’août. Elle condamnait la « nouvelle théologie » française, notamment celle professée au Saulchoir et à Fourvière, en recourant à des termes repris du Syllabus : idéalisme, immanentisme, pragmatisme, existentialisme, historicisme [28]. Parmi ces termes figurait aussi l’irénisme, qui devait viser Congar en personne, à cause de Chrétiens désunis. Au mois de novembre, pour la première fois, un pape, Pie XII, décida de faire usage du privilège de l’infaillibilité qui lui avait été reconnu par Vatican I pour proclamer un dogme marial, l’Assomption.

42Malgré ce contexte, Congar trouva le courage, frisant quelque peu la témérité, de publier Vraie et fausse réforme dans l’Église [29]. Dans l’Avertissement, la pensée, le ton et l’écriture sont d’une noblesse et d’une vérité évangéliques admirables. En voici une phrase typique :

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Cette autocritique catholique est franche […] elle ne procède absolument pas d’un manque de confiance et d’amour envers l’Église, mais au contraire d’un attachement profond et d’une volonté de confiance au-delà de certaines déceptions ressenties très vivement parce que ce sont les déceptions de quelqu’un qui aime et qui attend beaucoup, précisément, de l’Église [30].

44Autant qu’un historien puisse l’établir, cet ouvrage a certainement contribué à la possibilité même de la tenue de Vatican II. Au plan de l’anecdote, mentionnons qu’au temps de sa nonciature à Paris, Angelo Roncalli conservait cet ouvrage, soigneusement annoté, dans sa bibliothèque [31]. Mentionnons aussi que Mgr Montini, substitut à la Secrétairerie d’État, demanda personnellement au P. Congar de lui offrir un exemplaire du livre, déjà épuisé et interdit de réédition [32]. Mais à supposer qu’aucun lien factuel ne puisse être établi entre ce livre et la convocation, puis la reconduction de Vatican II, il n’en resterait pas moins qu’il a remis en circulation et réhabilité dans l’Église catholique le terme et la réalité de la réforme, qui en étaient bannis depuis le XVIe siècle. Ce n’est évidemment pas un mince apport à la vie de l’Église catholique, au concile Vatican II et à l’œcuménisme même.

451952 : Le Christ, Marie et l’Église ou le retour au christocentrisme

46Ce livre parut dix-huit mois après la définition du dogme de l’Assomption, dont on sait combien il gela les relations œcuméniques naissantes. À partir du moment où le pape fit de cette croyance un dogme, des orthodoxes, qui confessaient la même foi sous le nom de Dormition de la Vierge, notamment certains professeurs de théologie, exprimèrent leurs doutes à ce sujet et le fossé s’élargit entre les deux Églises [33]. Quant aux protestants de France et d’Allemagne et aux anglicans, ils y virent quasi unanimement un obstacle volontairement mis au rapprochement des chrétiens, le nouveau dogme étant privé, à leurs yeux, de toute base scripturaire, historique et théologique [34].

47Dans cet ouvrage, sans doute l’un de ceux qui relèvent le plus de la théologie systématique, Congar souligne certes que « les affirmations catholiques sur les grâces de Marie confirment la foi apostolique lumineusement déclarée à Chalcédoine », mais il relève aussi des tendances monophysites dans la mariologie catholique, ainsi chez K. Adam et chez le pallotin H.M. Köster [35]. Il voit ces tendances s’infiltrer jusque chez le catholique Graham Greene dont il cite la réflexion suivante, au lendemain de la proclamation du nouveau dogme : « La résurrection du Christ peut être regardée comme la résurrection d’un Dieu, mais la résurrection de Marie présage la résurrection de chacun d’entre nous » ; voilà un bien mauvais roman monophysite, commente Congar [36] ! Il dénonce clairement les dangers du thème de Marie Médiatrice, parce qu’il impliquerait un Christ trop divin qui, comme juge, serait trop sévère, tandis que Marie ne serait que miséricorde.

48Cet ouvrage sera décisif en un moment où prolifère une littérature mariale sans grand statut théologique et une mariologie qui se constitue en discipline quasi autonome. Sa conclusion est ferme : « Il n’y a pas de théologie de la ferveur chrétienne qui ne soit justiciable de la théologie tout court, elle-même réglée souverainement par le donné objectif de la révélation » [37]. Son option théologique est déjà celle qui aboutira à l’insertion des énoncés sur Marie au chap. VIII et dernier de Lumen Gentium. Ce résultat ne fut pas obtenu sans difficultés. C’est au sujet de Marie qu’on enregistre le plus grand nombre de prises de parole de la part des évêques, dépassant même, en nombre, celles concernant leur propre ministère, qui viennent en second lieu. L’orientation finale ne fut obtenue qu’à une faible majorité. Sans doute les réorientations fondamentales de Congar de 1952 y jouèrent un rôle beaucoup plus grand que sa participation personnelle à la sous-commission sur la médiation mariale de la Commission théologique centrale du concile [38].

1953 : Jalons pour une théologie du laïcat

49Sans être comparable à Vraie et fausse réforme dans l’Église, Jalons a représenté un apport capital dans l’entreprise congarienne visant cette « réintégration catholique » qui permettrait à notre Église de s’ouvrir à l’œcuménisme. À l’époque, le statut théologique et pratique des laïcs en catholicisme représentait l’un des plus grands obstacles au rapprochement avec les Églises issues de la Réforme.

50La question s’était focalisée, dès le XVIe s., autour du thème du sacerdoce commun des fidèles. Le sacerdoce universel des fidèles était une sorte d’apanage des protestants tandis que les catholiques attribuaient le sacerdoce à leurs prêtres. Un demi-siècle avant le livre de Congar, cet état des choses s’exprimait de façon si caricaturale qu’elle en est devenue fameuse dans le Kirchenlexikon oder Encyklopädie der katholischen Theologie. Au mot Laien, on lit _s_[iehe] Clerus. À ce terme, on lit :

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Personne ne peut sérieusement penser qu’il existerait un sacerdoce des laïcs. C’est le signe d’un grossier manque de goût et d’égarement exégétique que de vouloir en construire un à partir de I P 2,5.9. Il est clair qu’on ne parle ici qu’improprement d’un sacerdoce des croyants, tout au plus secondaire, qui présuppose l’existence d’un vrai sacerdoce effectif [39].

52Congar eut donc la très claire intuition qu’une révision était nécessaire sur tous ces chapitres. Jalons la propose en restituant, selon un itinéraire de tradition, la part des laïcs dans la fonction sacerdotale de l’Église, dans sa fonction royale (de gouvernement) et sa fonction prophétique (d’enseignement). Il recevait ainsi, au bénéfice de l’ecclésiologie catholique, la doctrine calvinienne des tria munera [40] que Lumen Gentium adoptera et le Code de droit canonique de 1983, à sa suite.

53Toutefois Congar, bien plus historien que systématicien, proposa une articulation compliquée et peu satisfaisante des deux sacerdoces ; il en resta longtemps prisonnier, comme le montre le titre dichotomique qu’il donne encore en 1962 à l’un de ses livres Sacerdoce et laïcat devant leurs tâches d’évangélisation et de civilisation [41]. Cette limite n’est peut-être pas étrangère au semi-échec de Presbyterorum Ordinis, à la rédaction duquel il participa de près [42]. Dans le très beau texte de 1971, « Mon cheminement dans la théologie du laïcat et des ministères », qui ouvre son livre tellement plus satisfaisant sur la question : Ministères et communion ecclésiale [43], il a lui-même confessé le caractère tardif de sa découverte d’une théologie plus équilibrée du ministère ordonné [44], due pour une large part à la plus grande place que la pneumatologie prendra peu à peu dans sa théologie, et qui s’épanouira dans les années 1970 [45].

54Un autre point de divergence considérable entre le catholicisme et la Réforme réside dans le statut des laïcs. Selon l’adage clairement exprimé par Melanchthon dans l’Apologie de la Confession d’Augsbourg dès 1531 : « non est transferendum ad pontifices quod dicitur de ecclesia » [46]. Autrement dit, la hiérarchie et le pape ne peuvent pas s’attribuer de façon exclusive ce qui est dit de tous les chrétiens dans l’Évangile : en aucun domaine, ils ne sauraient revendiquer un pouvoir absolu (anypeuthynon) [47] dans l’Église. Congar a perçu le problème intuitivement, comme le montrent ses travaux sur Quod omnes tangit [48], sur la conciliarité fondamentale de l’Église [49], ou sur la réception [50], mais il ne le traite jamais en tant que tel dans ces publications ; il n’y cite pas l’adage de Melanchthon, pas plus que dans Jalons pour une théologie du laïcat, lui dont les notes de bas de page sont toujours très bien garnies.

55Pourtant la lecture de son Journal du Concile laisse transparaître son allergie à cette conception habituelle de la monarchie pontificale et de sa plénitude de pouvoir, qui semble situer le pontife romain au-dessus de l’Église [51].

56Jalons a été un grand livre : il a changé l’image que la théologie catholique présentait des laïcs, ce qui a permis des avancées à Vatican II, notamment par l’adoption du schéma des tria munera, par la réhabilitation générale du baptême, par la place fondamentale accordée au peuple de Dieu et à sa vocation, trois thèmes qui ont immédiatement valeur œcuménique et qui façonnèrent la doctrine conciliaire. S’il fut très sollicité pour la rédaction de Gaudium et Spes, assez paradoxalement, il ne le fut pas du tout pour rédiger le décret sur l’apostolat des laïcs [52].

1960-1963 : La tradition et les traditions [53]

57À la différence de ses précédentes publications, la recherche, en deux tomes, que Congar consacre à la Tradition, ne peut être présentée comme un ouvrage pionnier. Il voit le jour au milieu de beaucoup d’autres travaux de valeur [54], peu avant que la question ne soit dénouée par le vote du décret sur la Révélation (qui renonce au partim/partim) et aussi par la réunion de Foi et Constitution à Montréal en 1963. Nous le mentionnons simplement comme un nouvel exemple de l’exceptionnelle intuition de sourcier théologique qui caractérisa Congar.

Conclusion

58Fort de sa vocation et d’un charisme indubitable, le P. Congar avait commencé à servir l’œcuménisme en allant fraternellement à la rencontre des autres, de leur histoire vécue, de leurs doctrines, de leurs valeurs chrétiennes. Quand cette voie lui fut interdite, il comprit, de façon exceptionnellement féconde, que l’œcuménisme serait pour lui une dimension de son travail théologique au sein de sa propre Église. Elle devait se réformer par un retour aux sources ; se recentrer sur le Christ, en corrigeant notamment une mariologie excessive ; redonner aux baptisés toutes leurs responsabilités, en resituant la place des clercs dans l’Église.

59Par une grâce inouïe, toutes ces orientations débouchèrent en un concile qui fut œcuménique non seulement en intention et canoniquement, mais par ses réorientations doctrinales qui surprirent, au-dedans comme au dehors. Répétons-le, il est rarissime que le destin personnel d’un théologien préfigure et influence à ce point le cours de la vie de l’Église.

60Le Père Congar lui-même s’est avoué comblé (cf. Pa 90). Dès lors, il aurait pu se reposer sur ses lauriers. Il n’en fit rien. Dans la dernière étape de sa vie, il pressentit et promut une nouvelle herméneutique du dialogue œcuménique, celle du consensus différencié, qui caractérise notre XXIe s.

Troisième étape : vers une herméneutique de la diversité réconciliée, Diversités et communion (1982)

61Après Vatican II, le P. Congar ne se contenta pas d’en être le commentateur [55]. Travailleur acharné, il avait déjà réussi, pendant le concile, à publier, de façon très érudite, les Traités antidonatistes [56]. Il reprit des travaux du même ordre avec L’ecclésiologie du haut moyen âge (1968) et L’Église de saint Augustin à l’époque moderne (1970). Il ne se réfugia pourtant pas dans l’érudition, continuant d’intervenir sur la scène œcuménique, qu’à vrai dire il n’avait jamais quittée.

1973 : « Dix ans après » [57], un moment de perplexité

62À 69 ans, il se veut toujours proche des expériences des catholiques ordinaires, mais on le sent désorienté. L’œcuménisme séculier, dont on ne parle plus aujourd’hui, lui paraît désigner une lacune de l’œcuménisme théologique et institutionnel. Aux groupes qui croient pouvoir anticiper leur unité sur celle de leurs Églises, il signale le péril de nouvelles divisions, prévisibles du côté charismatique ou « evangelical ». La poussée vers l’intercommunion lui fait craindre une « protestantisation » de l’Église catholique. Affecté par la crise, il veut se rapprocher de l’Église orthodoxe et en appelle à l’identité catholique. À cette date, l’avenir de l’œcuménisme lui paraît imprévisible, infigurable, tout comme celui de l’Église. Mais il se ressaisira.

1979-1980 : Je crois en l’Esprit Saint, un approfondissement pneumatologique

63Six ans plus tard, il a rédigé une pneumatologie en trois volumes : Je crois en l’Esprit Saint [58]. Il y vise un rapprochement avec l’Église orthodoxe et une consolidation du mouvement charismatique. La dernière phrase de l’œuvre le montre toujours fidèle à l’intuition la plus profonde de Chrétiens désunis : « contribuer à l’œuvre sainte de la réintégration des chrétiens dans l’unité : une unité non d’uniformité et d’impérialisme mais de communion par Celui qui, distribuant ses charismes les plus divers, veut tout ramener au Père, par le Christ ».

64Si l’intuition théologique reste ainsi la même, le cheminement méthodologique parcouru depuis Chrétiens désunis est immense, comme va le montrer son dernier grand ouvrage publié à 78 ans.

1982 : Diversités et communion, esquisse d’une herméneutique de la diversité réconciliée

65Congar, on le sait, n’était pas un systématicien. Sa formation philosophique ne l’avait pas ouvert aux approches pluridisciplinaires (il devint historien par formation personnelle) ; elle ne lui avait pas non plus donné le goût des réflexions épistémologiques. Il n’en est que plus admirable que sa passion pour l’unité l’ait amené à conclure l’itinéraire de toute une vie par des réflexions herméneutiques sur l’œcuménisme.

66Suivant sa méthode favorite, celle de l’histoire des doctrines, appuyée sur une immense culture, il réussit à montrer que l’unité catholique avait toujours été une unité dans la diversité, même si ce propos avait été récemment oblitéré. Le Nouveau Testament en témoigne. L’Église antique aussi : songeons aux divergences sur la date de Pâques ou au concept, fortement idéalisé, d’Église indivise. L’unité de la foi avait toujours admis une diversité de formulations, si bien que le « pluralisme », son mot favori pour rendre compte de ces constats, lui apparaît comme une valeur interne de l’unité chrétienne.

67Par sondages successifs, il montre d’abord comment des conceptualités, apparemment incompatibles entre elles, ont coexisté dans la communion entre l’Orient et l’Occident chrétiens. Ainsi là où, en matière sacramentaire, les Grecs opèrent avec les catégories d’acribie et d’économie, les Latins recourent à celles de licéité et de validité. Ce n’est qu’un des exemples qu’il étudie. Son enquête historique consolide sa conviction d’une diversité inhérente à la catholicité, ce qui le prédispose désormais à une herméneutique de la « diversité réconciliée ».

68

Entre l’Orient et l’Occident tout l’essentiel est identique et différent. C’est l’identique qui est différent ; les différences qui doivent être reconnues et respectées, sont des différences dans l’identité profonde. Il y a beaucoup à faire de part et d’autre pour que cela soit actualisé, vécu, et aboutisse à la restauration de la pleine communion (Pa 108, décembre 1973).

69Même quand une question est dogmatique, elle relève de la même herméneutique. Il prend comme exemple le Filioque :

70

L’étude de la procession du Saint-Esprit […] conduit à reconnaître qu’il y a deux constructions du mystère, dont chacune est cohérente et complète — et qui ne peuvent se superposer. C’est le cas d’appliquer ce mot de Bohr : « l’opposé d’une affirmation vraie est une affirmation fausse, mais l’opposé d’une vérité profonde peut être une autre vérité profonde » [59].

71Se tournant ensuite vers les débats divisant les chrétiens occidentaux, il en appelle une fois encore à l’histoire, car pour lui « reconnaître pleinement l’historicité des déterminations de la vie de l’Église n’est pas une démarche de mauvais libéralisme, c’est une condition de plus grande vérité, c’est l’absence de cela qui produit le “dogmatisme” » [60].

72Dans cet état d’esprit, il étudie surtout le débat autour des « articles fondamentaux », et s’appuie plus encore sur la distinction entre la Tradition et les traditions, sur la « hiérarchie des vérités » prônée par Vatican II, et surtout il accorde la plus grande importance au concept de « diversité réconciliée », élaboré par Harding Meyer et adopté par la Fédération luthérienne Mondiale [61]. Dans ses Entretiens d’automne, il la valorise encore plus : « c’est une expression à laquelle on peut donner un sens exact, et, au fond, je suis assez proche d’admettre son contenu » [62].

73Chacune des expressions dont use Congar dans ses propositions d’herméneutique — pluralisme, articles fondamentaux, theologoumenon, adiaphoron, Tradition et traditions, re-réception des dogmes, hiérarchie des vérités, diversité réconciliée — mériterait un traitement exhaustif, car chacun de ces concepts a un sens spécifique. Ils ont, dans chaque cas, leur origine propre, leur fonction particulière et leurs limites. Pour qu’ils ne se dissolvent pas selon des acceptions, voire des analogies, non-réfléchies, il conviendrait de les préciser et de les définir avec clarté. Congar n’a pas fait ce travail de façon exhaustive. Toutefois son intuition, une fois encore, lui a fait mettre le doigt sur les nouvelles catégories de l’herméneutique œcuménique du début du XXIe s. Elle est bien plus sophistiquée que l’approche propositionnelle des vérités de la foi, typique du protestantisme confessionnel et plus encore de l’enseignement romain de la première moitié du XXe s., auquel il s’est si péniblement heurté, et qu’il sut analyser avec une particulière acuité dans son étude sur la Denzingertheologie [63]. Lui que l’unité des chrétiens passionna beaucoup plus que l’épistémologie théologique [64], combien ne se serait-il pas réjoui du consensus différencié sur la justification signé par l’Église catholique et la Fédération luthérienne mondiale à Augsbourg le 31 octobre 1999 ? Et quelle n’aurait pas été sa joie aussi en prenant connaissance des accords d’hospitalité eucharistique réciproque entre l’Église catholique et l’Église syrienne orientale, établie bien que notre canon des Écritures diffère légèrement, bien qu’elle ne reçoive pas le septénaire sacramentel et que le récit de l’Institution manque dans sa principale anaphore, celle d’Addaï et Mari ?

III – Congar et la nouvelle herméneutique œcuménique

74Congar aimait citer un proverbe médiéval : « nous ne sommes que des nains juchés sur des épaules de géant ». Son génie nous a permis d’entrer dans une terre nouvelle. Loin d’être en crise, l’œcuménisme a progressé depuis trente ans plus que pendant les quatre siècles précédents ! Sur le moyen terme, on ne saurait parler de crise au vu des faits, tant en Occident qu’en Orient.

75Le consensus différencié signé à Augsbourg en 1999 met un terme à la divergence autour de laquelle la Réforme s’est cristallisée. C’est une avancée majeure car l’article de la justification est, selon Luther, non seulement l’articulus stantis vel cadentis ecclesiae, mais aussi l’article qui juge de tous les autres articles. C’est un acte plein de promesses pour l’unité des chrétiens, car il démontre que l’unité doctrinale ne signifie pas uniformité. Il dit de lui-même qu’il est « compatible avec des différences » (Déclaration commune sur la Justification 1999, 14) et que « (celles) qui subsistent dans le langage, les formes théologiques et les accentuations particulières dans la compréhension de la Justification sont portées par ce consensus » (ibid. 40). Au plan épistémologique, on fait droit au fait que les formulations de la foi sont indissociables des langages qui les portent, relativisant ainsi la tentation d’une orthodoxie propositionnelle [65].

76On reconnaît désormais volontiers que l’Église unitaire a été l’ennemie de l’Église une [66]. Il est fascinant de noter que le consensus différencié d’Augsbourg a son équivalent, en Orient, dans la révision si impressionnante des formulations christologiques anciennes, depuis la reconnaissance par Pie XII du monophysisme purement verbal des non-chalcédoniens [67]. Toujours en Orient, la Déclaration de Balamand est historique elle aussi. Elle met un terme, au plan des principes, à la querelle séculaire autour de l’uniatisme, et surtout en déclarant en son n° 14 que « L’Église catholique et l’Église orthodoxe se reconnaissent mutuellement comme Églises sœurs, responsables ensemble du maintien de l’Église de Dieu dans la fidélité au dessein divin, tout spécialement en ce qui concerne l’unité » [68].

77Les résistances de certains milieux catholiques à la Déclaration de Balamand — qu’il suffise de citer Dominus Iesus et la Lettre secrète de la Sacrée Congrégation pour la Doctrine de la Foi interdisant de considérer l’Église orthodoxe comme une sœur de la nôtre ainsi que la controverse à ce sujet entre les cardinaux Ratzinger et Kasper [69] — confirment dans les faits que Congar avait raison. L’œcuménisme n’est que très superficiellement la gestion de nos relations extérieures, à l’évidence il est devenu un enjeu interne [70]. Première leçon à retenir de Congar : il ne faudra pas déplorer à l’avenir ce genre de controverse, mais plutôt s’en réjouir.

78Seconde leçon à retenir de lui : il ne faut sans doute pas déplorer que dans l’Église catholique toutes les régions ne soient pas au même niveau œcuménique. En déclarant, à plusieurs reprises, que l’Église catholique s’est engagée irréversiblement dans la démarche œcuménique, Jean-Paul II garantit que tous les catholiques doivent monter dans le wagon de Chrétiens désunis et d’Unitatis Redintegratio. Mais il ne serait pas sage d’exiger de tous qu’ils prennent le dernier wagon de la nouvelle herméneutique que Congar a clairement pressentie. Les questions ne sont pas les mêmes partout et ne mûrissent pas au même rythme sous tous les cieux.

79En revanche, il serait souhaitable que la théologie universitaire travaille, de façon encore plus résolue, à faire progresser cette herméneutique, maintenant que nous sommes sortis de la logique de la vérité propositionnelle afin de consolider les ressources provenant de l’adoption d’une logique systémique [71]. Une théologie en contact vivant avec son milieu culturel se doit de discuter le « linguistic turn » et le second Wittgenstein. Une réflexion fondamentale sur la nature et le rôle des doctrines théologiques peut s’en nourrir. Contrairement à ce que l’on penserait spontanément, cela ne nous éloignera pas nécessairement de l’Église orthodoxe [72]. Mettre un tel sujet à l’ordre du jour honorerait certainement les vœux du dernier Congar, celui de Diversités et communion. Cette discussion trouverait un point de départ fructueux dans le livre, paru il y a vingt ans et toujours actuel, de George Lindbeck, sur la nature des doctrines, livre né précisément de son expérience œcuménique [73]. Démontrant les limites tant de l’orthodoxie propositionnelle traditionnelle que du libéralisme actuel, il veut expliquer comment et pourquoi les œcuménistes expriment aujourd’hui un consensus fondamental sur des matières autrefois fortement controversées, chacun ayant pourtant le sentiment de rester fidèle à lui-même. Le problème ne consiste pas dans cette étrange combinaison de continuité et de changement, d’unité et de diversité, mais dans son intelligibilité. Cette question aurait passionné Congar. En la creusant plus à fond, nous serions fidèles à son génie et nous serions mieux équipés pour travailler à l’unité des enfants de Dieu dispersés, unité qui fut toute la passion de celui dont nous célébrons le centenaire.