De la mythocritique à la mythanalyse : rêve de transcendance et transhumanisme (original) (raw)

1La présente étude est née de recherches en littérature comparée sur la relation entre le mythe, l’épopée et la science-fiction. Le constat de départ était celui d’une tension entre l’intuition largement partagée d’une présence affirmée du mythe en science-fiction et l’affirmation apparemment contradictoire de la nature réaliste du récit science-fictionnel. L’examen de cette tension liminaire a débouché sur une étude de la fonction des grands mythes présents dans ces récits et s’est effectué en deux temps.

2Le premier a été consacré à une analyse mythocritique du corpus science-fictionnel et a débouché sur la conclusion que, si le discours réaliste de la science-fiction représente des mondes futuristes vraisemblables en rapport avec notre présent, le mythe est une manière de les mettre en perspective et de confronter différentes conceptions de la technoscience et de son impact sur notre futur. En effet, la science-fiction tend à réécrire de manière obsessionnelle un certain nombre de mythes en rapport avec la technoscience dont le corpus varie à travers le temps et se retrouve directement lié aux questions, aux espoirs et aux peurs que nourrit la société envers la technoscience à ce moment précis de son histoire.

3Cette intuition mythocritique a été corroborée dans un deuxième temps par une étude mythanalytique de textes scientifiques, philosophiques et spirituels en rapport avec la technoscience. Elle a permis de montrer que les mythes décelés dans le corpus science-fictionnel entrent en résonance avec les discours que tient la société sur la technoscience. Ainsi, ces mythes science-fictionnels seraient le reflet des mythes véhiculés par les grandes tendances de la société au sujet de la technoscience. Leur étude est donc une manière de mettre en lumière ces grandes tendances.
Notre étude se propose de reproduire, à une échelle réduite, ce cheminement qui, partant de la mythocritique de textes science-fictionnels, se prolonge en une mythanalyse de certains discours contemporains afin d’y repérer les mêmes mythèmes. On mettra ainsi en évidence l’intérêt d’une étude minutieuse de la science-fiction afin de repérer et comprendre les espoirs et les peurs que nourrit notre société envers la technoscience et ses avancées.

1 – Le mythe d’Hercule ou l’archétype d’une humanité transcendée

4La science-fiction contemporaine laisse une large part à ce que nous appellerons le mythe d’Hercule ou encore l’archétype [1] d’une humanité transcendée. Il s’agit d’un récit contant comment un humain peut modifier sa nature afin de transcender sa condition. Cet archétype peut trouver son modèle dans le mythe d’Hercule : né demi-dieu, Hercule doit se livrer à divers travaux sur ordre des dieux et, pour échapper aux souffrances occasionnées par le don perfide d’une tunique empoisonnée par son épouse Déjanire, monte sur un bûcher qui consume sa part mortelle et lui permet d’accéder à la « vie magnifique et bienheureuse des Immortels » (Guirand et Schmidt, 1996, p. 229). Il s’agit d’une métamorphose transcendante du héros, une apothéose puisque Hercule passe du statut de Héros à celui de Dieu et entre dans le monde des Immortels.
Pourtant, la science-fiction introduit une variante capitale : si ses récits mettent bien en scène des personnages à la condition humaine transcendée, ces modifications sont le fait d’une intervention technoscientifique et insistent donc sur le pouvoir démiurgique des humains qui peuvent choisir de transcender leur condition, non pas par une quête spirituelle et initiatique, comme cela fut le cas dans les sociétés traditionnelles, mais par le recours à la technoscience. La génétique fait bien évidemment partie des technologies les plus fréquemment citées, mais les auteurs de science-fiction font également appel aux nanotechnologies et aux technologies de l’information. Il s’agit donc d’un changement de perspective où la technoscience semble supplanter la dimension spirituelle et sacrée du mythe traditionnel. Ce changement de perspective introduit également une modification capitale à l’archétype de l’humanité transcendée par rapport aux mythes traditionnels : cette transcendance est technoscientifique, c’est-à-dire maîtrisée et contrôlée, ce qui signifie qu’elle n’est plus liée à une problématique d’élection ou d’exception, mais elle peut être partagée par tous les êtres humains.

2 – Quelques exemples science-fictionnels d’humanité transcendée

5Ce mythe est récurrent dans la science-fiction contemporaine. Nous allons en proposer quelques exemples en nous attachant à montrer qu’ils répondent bien tous à cet archétype de l’humanité transcendée tout en en proposant une représentation à chaque fois différente.

6Les héros de Pierre Bordage connaissent bien souvent une transcendance mais elle est, la plupart du temps, spirituelle et traditionnelle, comme dans le cycle « Les Guerriers du silence » [2] où les héros transcendent leur condition humaine par l’accès à des pouvoirs spirituels relevant de la méditation. Pourtant, dans Les Derniers Hommes, Bordage met en scène une sublimation technoscientifique : son héros, Solman, est doté d’un pouvoir de clairvoyance qui lui permet de guider les derniers survivants d’une humanité ravagée par la guerre. Au terme de sa quête, il comprend que l’apocalypse que l’humanité a dû affronter et qui menace de l’éradiquer de la Terre a été programmée par des « Élus », c’est-à-dire des humains génétiquement modifiés afin d’atteindre un état de perfection faisant d’eux des « Anges ». Se considérant comme une version parfaite de la vieille humanité, rongée par ses tares et ses vices, cette nouvelle espèce s’est arrogé le droit de faire disparaître les humains imparfaits : Bordage la fait donc basculer, par la découverte de son crime originel et de son projet génocidaire, du côté de l’inhumanité radicale. Cette dimension très critique est d’autant plus forte que son héros, Solman, se voit proposer la possibilité de rejoindre les rangs des « Anges » et de perdre tous ses défauts et handicaps, dont notamment la claudication qui le fait souffrir depuis le début du roman. Or Solman, présenté comme un héros éclairé, refuse cette sublimation et choisit l’humanité au nom de la compassion. Il se sacrifie afin de détruire l’installation informatique de sublimation des « Anges » et offre une seconde chance aux hommes. On voit comment la configuration du récit permet de critiquer l’idée d’une humanité au physique modifié pour atteindre une perfection qui pourrait pousser ces Élus à revendiquer « les notions d’élite, de sainteté et de jugement » alors qu’ils sont coupables d’un génocide.

7D’autres auteurs proposent une conception plus mitigée de l’archétype de la transcendance. Parmi eux, on peut compter Peter F. Hamilton, dans la trilogie de L’Aube de la nuit. Dans son univers, Hamilton présente plusieurs types de sublimation technoscientifique allant des processeurs neuronaux au gène de l’affinité [3] en passant par la reconstruction bio-mécanique des humains destinés à vivre dans l’espace. Chez Hamilton, les hommes ne deviennent pas des dieux mais ils constituent une population dont les pouvoirs excèdent largement les capacités humaines : ils peuvent communiquer d’une planète à l’autre par la pensée, dialoguer avec véhicules et habitations, stocker des données dans leur mémoire informatique, courir plus rapidement et être plus forts… Toutefois, ces capacités sont tempérées par la fortune, la position sociale et l’appartenance religieuse des humains : les différents personnages constituent autant de modèles de transcendance technoscientifique. Le personnage de Ione, héritière d’une grande famille et dirigeante de l’habitat-État de Tranquillité possède une quasi-omniscience et une quasi-omnipotence dans son habitat, Syrinx est capable de communiquer avec la communauté édéniste, humains comme objets, tandis que Joshua, le héros, ne bénéficie que d’améliorations génétiques et d’implants neuronaux lui permettant d’user de son cerveau comme d’une machine informatique. Toutefois, beaucoup d’humains sans revenus et n’appartenant pas à la civilisation édéniste relèvent toujours de la commune humanité et ne peuvent jouir des améliorations technoscientifiques existant dans cet univers ultralibéral où la transcendance est une question d’argent et de naissance.

8Une autre vision mitigée de ce mythe est celle de Dan Simmons, à la fois dans le cycle « Les Cantos d’Hypérion » et dans le diptyque formé d’Ilium et Olympos. Dans « Les Cantos d’Hypérion », Simmons oppose deux types de transcendance. La première est proposée par le TechnoCentre, la communauté des Intelligences Artificielles, sous couvert de l’Église : il s’agit du « cruciforme » une sorte de parasite en forme de croix qui permet au corps partiellement ou intégralement détruit de renaître, puisqu’il conserve l’information génétique de son propriétaire. Pourtant, cette transcendance technoscientifique à connotation christique se révèle n’être qu’un piège aliénant tendu par le TechnoCentre pour utiliser le potentiel neuronal et électrique des humains à son profit. Mais le cycle propose deux autres formes de transcendance présentées de manière positive. La première est mise en scène dans la civilisation des Extros qui ont choisi de transcender leur humanité afin de suivre un chemin évolutif différencié. La description qu’en donne le roman insiste à la fois sur leurs différences et sur leur commune humanité (Simmons, 1990, p. 404) : ils représentent toutes les variations possibles d’une humanité améliorée pour survivre dans l’espace. Mais surtout, l’humanité connaît une ultime sublimation par le don d’Énée : celle-ci peut, grâce aux nanomachines que recèle son sang, modifier l’humain et lui permettre de transcender le temps et l’espace, c’est-à-dire les limites de la condition humaine.

9Simmons met également en scène deux types d’humanité modifiée dans Ilium et Olympos : les humains dits « à l’ancienne » qui ont été recréés grâce au patrimoine génétique mondial et qui jouissent d’améliorations notables comme le transfert instantané d’informations ou la capacité de stocker une infinité de données dans leur ADN ; les posthumains, une branche de l’humanité qui a choisi de maîtriser sa propre évolution et dont les derniers représentants se trouvent rejouer la guerre de Troie en incarnant les dieux de l’Olympe. Toutefois, cette sublimation des posthumains en dieux grecs apparaît comme le résultat stérile de la vanité humaine. Ces hommes devenus dieux ont oublié leur passé, leurs connaissances et se battent pour un hypothétique pouvoir tout en demeurant incapables de faire face à la menace que fait planer Sétébos, une entité extraterrestre maléfique, sur le devenir de la Terre et de la race humaine.

10À l’inverse, le Cycle de la Culture de Banks offre une vision très positive de la sublimation technoscientifique dans l’espace utopique que constitue la Culture. En effet, ses membres, dès leur naissance, disposent d’atouts qui les distinguent de la condition humaine traditionnelle : ils peuvent modifier leurs états de conscience, changer d’apparence, contrôler leur métabolisme par la méditation… Mais surtout, ces capacités sont offertes à tous et résultent d’un choix conscient. Ce choix s’étend même à la mort puisque les membres de la Culture ont la possibilité de vivre éternellement, jeunes ou non, de mourir ou même de se « sublimer » afin de changer de nature et de franchir un pallier évolutif : au cours de l’un des romans, la sublimation est présentée comme « la transcendance ultime » mais elle revêt une certaine banalité puisqu’elle est perçue « comme un processus touchant des sociétés entières », « plus comme une modification pratique du style de vie que comme un engagement religieux, plus comme un changement de domicile que comme l’entrée dans un ordre sacré » (Banks, 1996, pp. 288-289). Cette idée d’une modification de la nature humaine jusqu’à la transcendance est ici banalisée et perd l’aura terrifiante dont d’autres auteurs peuvent la parer.
Ainsi, ce mythe traverse de nombreuses œuvres, dont le corpus étudié ici n’est qu’un minuscule échantillon. Chaque auteur en donne une lecture différente et leur confrontation permet de mettre en perspective cette question d’une humanité transcendée afin d’en envisager toutes les facettes. Mais cette confrontation, selon la méthode durandienne, ne doit pas s’arrêter aux textes littéraires. L’examen des mythes science-fictionnels, pour pouvoir prendre sens en dehors de la littérature et s’ancrer dans le monde, doit être confronté aux discours que tient la société sur la technoscience. En effet, l’entrecroisement du mythe et de la technoscience ne se limite pas à la seule science-fiction. Il semble même possible d’affirmer que la science-fiction contemporaine se nourrit d’idées, de personnages, de concepts ou de références appartenant non pas à la tradition littéraire science-fictionnelle mais aux discours contemporains scientifiques, philosophiques et spirituels. Une partie de l’intertexte science-fictionnel serait donc tissé de références à des discours contemporains non fictionnels.
D’un point de vue méthodologique, cette étude de l’intertexte science-fictionnel en rapport avec les discours sociaux contemporains produit un effet de glissement : on passe en effet de la mythocritique à ce que Gilbert Durand a appelé la mythanalyse. Ce glissement se produit lorsque l’on se rend compte que les mythes véhiculés dans une œuvre ou un corpus d’œuvres déterminées sont l’expression de grands mythes imprégnant l’ensemble du discours social. Il s’agit donc de sortir de la mythocritique, c’est-à-dire de l’analyse des textes proprement littéraires, pour aller vers la mythanalyse qui se propose d’appliquer les méthodes élaborées « pour l’analyse d’un texte à un champ plus large, celui des pratiques sociales, des institutions, des monuments autant que des documents. Autrement dit, passer du texte littéraire à tous les contextes qui le baignent » (Durand, 1996, pp. 133 et 205).

3 – Des transcendances opératoires à l’uploading : le rêve contemporain d’une condition humaine dépassée

11Le tissu de discours, scientifique, philosophique et spirituel, que nous allons évoquer paraît, à première vue, hétéroclite. Pourtant, ces références prennent racine dans ce que Rémi Sussan ou Bruce Benderson nomment « les utopies posthumaines » [4] ou « transhumanistes » : ces utopies constituent le résultat des liens, parfois peu conventionnels, qui ont pu se tisser dès la seconde moitié du XXe siècle entre les discours scientifiques, les discours spiritualistes qui ont donné naissance au courant New Age, et certains discours philosophiques sur la science, la technique et l’éthique. Il s’agit maintenant d’examiner la manière dont ces différents discours s’entendent, malgré tout ce qui peut les séparer, pour proposer une vision d’une humanité transcendée qui entre en résonance avec les différentes représentations que nous avons étudiées.

12L’idée d’une condition humaine dépassée et d’un homme proche du divin est au cœur des discours dits « transhumanistes ». En effet, le transhumanisme constitue un « mouvement contemporain qui promeut la transformation de la nature humaine par la technologie », selon la définition qu’en donne Rémi Sussan [5]. Il a pour but d’exploiter toutes les ressources possibles, chimiques, spirituelles, organiques ou autres pour atteindre un état posthumain voire « postbiologique ». Le premier but des transhumanistes est l’immortalité et l’abolition des limites de l’humain pour le transformer en un être supérieur, éventuellement détaché des contingences matérielles de la chair et du biologique. On peut déjà voir le lien fondamental entre ce courant d’idées et les quelques œuvres que nous avons abordées. Il existe également une collusion entre le monde scientifique et ces courants transhumanistes. Bruce Benderson évoque le roboticien Hans Moravec, le professeur Marvin Minsky, l’intellectuel Eric Drexler célèbre pour ses livres sur la nanotechnologie moléculaire ou encore Ray Kurzweil [6]. Sans nécessairement participer activement à une association militante, ces grands noms incarnent une fraction du monde scientifique appartenant à cette mouvance transhumaniste [7].

13Plus précisément, l’exemple de Ray Kurzweil est assez parlant. Informaticien américain reconnu pour sa compétence dans le domaine de la reconnaissance optique de caractères, de la synthèse et de la reconnaissance vocale, membre du MIT et conseiller de l’armée américaine, il est également l’auteur de nombreux ouvrages scientifiques de futurologie qui promeuvent l’idée qu’il est possible, et souhaitable, de perfectionner l’être humain et de le transformer jusqu’à lui permettre d’atteindre l’immortalité, à la fois grâce à une hygiène de vie impeccable et aux nouvelles technologies à venir dans les cinquante prochaines années. Dans son ouvrage Fantastic voyage. Live long enough to live forever, il explique ses antécédents et sa décision de suivre son propre programme de remise en forme. Tout comme son père, il est atteint d’un diabète de type deux depuis qu’il a 35 ans et se trouve confronté comme tous les humains au problème du vieillissement. Toutefois, il s’applique, depuis plusieurs dizaines d’années, à le combattre afin d’en stopper le processus, voire de l’inverser (Kurzweil et Grossman, 2004, p. VI). Dans le chapitre dix nommé « Ray’s personal program », il expose le mode de vie qu’il s’est forgé afin d’arriver à ses fins : non seulement il surveille sa forme physique et intellectuelle mais il tente de maîtriser sa chimie interne par la prise de diverses substances (ibid., p. 139). Cependant, ce programme n’est qu’une manière de se maintenir en forme en attendant de plus grands bouleversements scientifiques. En effet, selon lui, par ce qu’il appelle la « convergence GNR » (génétique, nanotechnologies et robotique), les hommes pourraient trouver l’immortalité dans une fusion entre l’homme et la machine [8]. Parmi ces possibilités, il n’exclut pas l’uploading, que Rémi Sussan définit de la manière suivante : « technique future grâce à laquelle le contenu d’un cerveau pourra être transféré sur un autre support, en général un ordinateur » (Sussan, 2005, p. 281). Ainsi, l’uploading est envisagé à la fois par les courants transhumanistes, mais également par les scientifiques préoccupés de prospective comme Ray Kurzweil ou Hans Moravec [9]. On retrouve ici le principe du cruciforme de Dan Simmons ou du gène de l’affinité de Peter F. Hamilton.

14Cette thématique d’une amélioration et d’une transcendance de la condition humaine se retrouve également chez les philosophes s’occupant de technoscience. Certes, il s’agit bien souvent chez eux d’un constat. Par exemple, Yves Michaud, dans son ouvrage Humain, inhumain, trop humain, qui constitue une réponse à l’ouvrage de Peter Sloterdijk intitulé Règles pour le parc humain, énonce l’idée que l’homme dispose désormais de nouvelles formes de pouvoirs sur lui-même (Michaud, 2001, pp. 12-13). Son constat est celui d’un changement radical dans les relations que l’homme peut désormais entretenir avec son milieu mais également avec sa propre espèce : l’idée mythique d’une transcendance humaine entre dans le domaine du possible [10]. Les philosophes n’ignorent pas le lien que peuvent entretenir ces idées avec les courants transhumanistes que nous avons déjà présentés et ils les évoquent régulièrement avec l’œil critique de la philosophie (Missa, 2006, p. 120).

15Mais au-delà de la simple observation ou de la critique rapide des mouvements transhumanistes, l’idée d’une condition humaine transcendée se trouve théorisée chez certains philosophes comme chez Gilbert Hottois. Celui-ci affirme que la recherche de la transcendance est inhérente à l’homme et qu’elle s’effectuait autrefois par la voie symbolique. Or il insiste sur le fait qu’aujourd’hui elle est conditionnée et même rendue possible par l’utilisation de la technoscience. C’est ce qu’il nomme la transcendance opératoire (Hottois, 2000, p. 129 et sqq). En effet, il oppose la « transcendance symbolique de l’humanité », qui représente la transcendance par le langage mais ne constitue qu’un aménagement de sa condition naturelle qui demeure fondamentalement inchangée à la « transcendance opératoire de l’espèce humaine » en tant que moteur de l’évolution future sous la férule de la RDTS (Recherche et Développement Techno-Scientifiques). Selon lui, l’activité de symbolisation ne disparaîtra pas mais ne fera qu’accompagner les transcendances opératoires. Ces dernières constituent, au contraire, une refonte radicale de la nature humaine par la transformation des corps, des cerveaux, des modes de communication et d’interaction et des modes de transmission générationnels (Hottois, 2000, pp. 138-139). C’est bien ce concept de transcendance opératoire qui est massivement développé dans les œuvres de science-fiction, qui est parfois accompagné d’un langage symbolique comme dans Les Derniers Hommes de Pierre Bordage, où l’humanité transcendée se baptise « Anges » ou « Élus » ou dans Les Cantos d’Hypérion de Dan Simmons où Énée donne son sang à boire à ceux qui la suivront en une cérémonie sacrée très proche de la cène.
Enfin, il faut également constater l’extraordinaire vitalité du mythe de la transcendance dans beaucoup de courants spiritualistes New Age. En effet, le New Age cherche également à promouvoir la « transformation personnelle » de l’homme à travers différents moyens, qu’ils soient traditionnels (méditation, arts martiaux, mantras…), scientifiques et physiques (drogues, expériences en caisson d’isolation…) ou psychologiques (analyse transactionnelle, thérapies…). Michel Lacroix, dans son étude critique, cite l’exemple du célèbre Institut Esalen, centre de recherches psychologiques et psychiatriques fondé en 1961 près de San Francisco. Les chercheurs qui dirigeaient ce centre étaient d’un grand renom et voulaient « permettre à l’homme de débloquer le corps et l’esprit, de guérir des blessures et des handicaps, de rompre avec les habitudes culturelles, de réveiller la créativité, d’ouvrir le moi à la communication avec les autres et avec la nature » (Lacroix, 1998, p. 43). La série de science-fiction Fringe est une très bonne représentation de ces instituts où les sciences étaient associées dans des recherches sur le paranormal et l’amélioration de l’humain. Le personnage de Walter Bishop est la représentation de ce savant total, qui chercherait à transcender les limites de la nature et en particulier de l’humain puisque ses sujets d’expériences possèdent les dons de prescience, de télépathie, de télékinésie… Or on notera que la structure issue du laboratoire qu’il dirigeait avec William Bell n’est autre que Massive Dynamic dont les laboratoires d’un blanc immaculé abritant toutes sortes d’expériences étranges évoquent une postmodernité transhumaniste : ils sont d’ailleurs dirigés par l’inquiétante Nina Sharp qui possède une prothèse cybernétique…
Nous espérons avoir montré, malgré la dimension réduite de la démonstration nécessitée par le format d’une étude ponctuelle, combien la méthode durandienne mythocritique et mythanalytique peut s’avérer féconde dans le cas de la science-fiction. En effet, l’analyse mythocritique de corpus variés – romans mais aussi films, séries, BD, jeux vidéos – permet de mettre en lumière les grands mythes baignant la société à un instant donné quant au rapport qu’elle entretient avec la technoscience, qu’il s’agisse d’espoirs ou de peurs. Son prolongement mythanalytique s’avère par la suite indispensable dans une perspective plus sociologique de repérage des grandes tendances. Les rapports du réel et de la fiction se trouvent une fois de plus réaffirmés dans leurs relations spéculaires : les mythes science-fictionnels ne sont, au fond, que le reflet de notre rapport fantasmé à la technoscience.

Bibliographie

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