Agora: La francophonie de demain (original) (raw)

Dans le futur, quel pourrait bien être l'effectif de la population appartenant à la francophonie? Quelle sera sa répartition géographique dans les décennies à venir? Dans un contexte où «mondialisation» semble rimer avec «anglicisation», dans la mesure où l'anglais s'impose comme langue de communication dans les échanges de plus en plus fréquents entre des univers linguistiques distincts, notamment à travers les technologies de l'information, il nous paraît intéressant de tenter un exercice prospectif démographique qui pourrait nous permettre de cerner ce que sera la francophonie de demain.

Évidemment, le rôle de la francophonie dans le monde ne peut se résumer au seul décompte des individus appartenant aux pays francophones. En effet, c'est notamment à travers le dynamisme de ses institutions et de ses acteurs politiques, artistiques, scientifiques et économiques que le monde francophone se fait entendre et conserve une reconnaissance mondiale.

Il importe tout de même de reconnaître que le poids démographique d'un groupe n'est pas un attribut marginal puisque, comme on le sait, il est, du moins théoriquement, l'élément central des mécanismes décisionnels de tous les appareils démocratiques. Dans ce qu'il est convenu de nommer le concert des nations, les pays francophones pourront se faire entendre dans la mesure où ils forment un ensemble suffisamment important sur le plan démographique... et s'entendent bien sûr pour parler d'une même voix!

Les nouvelles projections des Nations unies: un tournant

Jusqu'à la fin du XXe siècle, les projections des Nations unies reposaient sur certains postulats qui ont été abondamment critiqués. Les critiques portaient plus particulièrement sur la notion d'équilibre, centrale dans les exercices de projection menés à New York. Par exemple, les experts des Nations unies supposaient qu'il y aurait à l'échelle de la planète convergence des transitions de la fécondité vers le fameux seuil de 2,1 enfants par femme, niveau qui permet de garantir le remplacement des générations dans un contexte de faible mortalité.

La «révision 2002» des projections représente un virage majeur. Outre l'intégration attendue des effets de la pandémie du VIH-sida sur les niveaux de mortalité dans de nombreux pays et la prise en compte de la complexité des modèles de migrations internationales en fonction des mouvements passés, les nouvelles projections se démarquent principalement en ce qui a trait à la natalité: la convergence vers un seuil de remplacement des générations n'est plus le postulat retenu.

En effet, les récentes études montrent d'une part que dans de nombreux pays en développement, la fécondité a diminué beaucoup moins rapidement que le laissaient supposer les prévisions antérieures. D'autre part, la reprise envisagée de la natalité dans la plupart des pays développés ne s'est pas produite. De ce fait, la croissance démographique de certains pays en développement devrait être beaucoup plus importante que ne l'annonçaient les exercices de projection précédents.

À l'inverse, la nouvelle approche prospective conduit à prévoir un ralentissement considérable de la croissance démographique dans les pays développés, et même une décroissance plus rapide pour certaines régions et certains pays, avec le vieillissement démographique qui accompagne ce phénomène. Il ne fait aucun doute que ces nouvelles tendances conduisent à une reconfiguration majeure des poids démographiques des pays de la planète.

Qui fait partie de la francophonie?

Bien qu'elle puisse paraître banale, il n'est pas aisé de répondre à cette question. Dans le cadre du présent exercice, nous retiendrons deux approches. La première approche s'appuie sur des critères politico-juridiques et conduit à regrouper la population des 29 pays membres de l'Organisation internationale de la Francophonie qui ont retenu le français comme langue officielle. Paradoxalement, cette approche conduit à définir la francophonie sans tenir compte des francophones.

La deuxième approche s'appuie sur une évaluation des locuteurs francophones, à savoir l'ensemble des individus qui font usage du français. Cet indicateur s'appuie sur deux études réalisées par deux des organisations de la Francophonie et qui ont permis d'estimer en 2000 la proportion de francophones que compte chacun des pays du monde. Il ne s'agit donc plus ici de définir la population francophone uniquement à partir du lien politique et juridique qu'entretient le pays d'appartenance d'un individu à l'égard des institutions francophones mais plutôt de prendre en considération la prévalence du français dans chacun de ces pays du monde.

Mais comment évoluera cette prévalence du français? On pourrait évidemment maintenir les taux obtenus en 2000 pour les 50 années à venir, ce qui peut paraître assez réaliste pour les pays francophones du Nord et pour les pays non membres de la Francophonie. Il en est autrement toutefois de certains pays du Sud, notamment ceux d'Afrique subsaharienne où le français a le statut de langue officielle et où il est largement utilisé dans l'espace public (radio, télévision, journaux, fonction publique, etc.) tout en cohabitant avec d'autres langues nationales ou locales.

Ainsi, dans la quasi-totalité des pays francophones d'Afrique subsaharienne, l'enseignement primaire, secondaire et supérieur se fait presque exclusivement en français. Le problème pour l'instant est que les niveaux d'éducation et d'alphabétisation y sont particulièrement faibles. Au Mali, par exemple, nous avons pu estimer que moins du tiers des enfants admissibles au primaire fréquentent l'école.

Devant l'ampleur des défis de développement, les intervenants internationaux se sont donné un programme d'action en se fixant comme objectif l'éducation pour tous en l'an 2015. Bien que l'objectif puisse paraître peu réaliste pour cet horizon temporel dans certaines régions, on peut néanmoins croire que les efforts accomplis pour relever les niveaux d'éducation se révéleront suffisamment fructueux pour conduire à une augmentation considérable des proportions de francophones dans ces pays au cours des prochaines décennies.

Les tendances et défis de demain

L'exercice mené ici doit évidemment être examiné avec prudence puisqu'il s'agit d'une tentative d'esquisser ce que pourrait être l'avenir démographique de la francophonie ou du monde francophone à partir des informations disponibles, partielles et incomplètes, et sur la base des hypothèses qui semblent les plus plausibles. On peut ainsi estimer que l'espace francophone, défini sur la base des pays qui ont le français comme langue officielle, comptait 300 millions de personnes en 2000. Ce chiffre devrait approcher le demi-milliard en 2025 et dépasser les 650 millions en 2050.

L'avenir démographique de la francophonie reposera de plus en plus sur les pays du Sud, plus particulièrement sur l'Afrique, et sera donc lié à des contextes nationaux plus multilingues. Le nombre de locuteurs francophones, estimé pour sa part à 175 millions en 2000, pourrait atteindre les 680 millions si des mesures énergiques sont prises pour appuyer les programmes visant à assurer l'éducation à tous dans les pays du Sud où on enseigne déjà en français. Les francophones, qui représentaient en 2000 moins de 3 % de la population du monde, pourraient voir leur poids démographique passer à plus de 7 % de la population mondiale au milieu du XXIe siècle.

Les tendances démographiques que prévoient les Nations unies conduisent, dans l'ensemble, à une reconfiguration importante du poids des nations à l'échelle de la planète. Le monde francophone n'est nullement épargné par cette reconfiguration. Quel que soit le scénario retenu, l'Afrique voit son poids démographique augmenter considérablement: alors que moins de la moitié des francophones du monde y vivaient en 2000, on peut s'attendre à y trouver près de 84 % des locuteurs du français en 2050, soit plus d'un demi-milliard des 680 millions de francophones de la planète.

Enfin, il ne faut pas oublier que les mécanismes assurant la croissance démographique se répercutent directement sur les structures par âge des populations. Ainsi, le processus de vieillissement accéléré des populations des pays occidentaux, associé au maintien d'une fécondité plus élevée dans les pays d'Afrique, fait en sorte que les jeunes se retrouvent en proportions plus importantes dans le Sud. Les deux «pères» de la francophonie internationale, Hamani Diori et Léopold Sédar Senghor, anciens présidents respectivement du Niger et du Sénégal, seraient sûrement bien étonnés d'apprendre que neuf francophones de 15 à 29 ans sur dix pourraient provenir de l'Afrique en 2050.

S'il semble destiné à passer par l'Afrique, l'avenir démographique de la francophonie est conditionné par au moins deux éléments majeurs:
- des mesures fortes et efficaces dans le domaine de l'enseignement devront permettre de relever substantiellement les niveaux d'éducation dans les pays de l'Afrique francophone;
- les pays de l'Afrique francophone et leurs populations devront considérer que ce relèvement important des niveaux d'éducation (nécessaire à leur développement social et économique) peut et doit se faire notamment dans le cadre de programmes d'enseignement et de formation où la langue française occupe une place importante.

Étant donné le multilinguisme pratiqué dans la plupart des pays d'Afrique, y compris ceux de la francophonie, il faudra nécessairement identifier la place et le rôle de la langue française par rapport aux autres langues en usage dans ces pays mais également par rapport aux autres langues qui semblent s'imposer dans le monde, notamment l'anglais, l'arabe et l'espagnol.

Compte tenu des écarts disproportionnés dans les moyens dont disposent les pays, il est évident que l'avenir démographique de la francophonie dépendra grandement des gestes de solidarité et des efforts que seront prêts à consentir les pays du Nord de la francophonie à l'endroit des pays francophones d'Afrique. Les acteurs de la francophonie auront aussi un rôle majeur à jouer pour susciter ou maintenir un intérêt pour le développement du français dans de nombreux secteurs en Afrique, notamment dans les médias, dans les milieux des arts et dans le secteur de l'enseignement et de la recherche scientifique.

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