L’influence croissante du marché du carbone sur l’industrie française (original) (raw)
Le marché des quotas de CO₂, instauré par l’Union européenne pour lutter contre le changement climatique, est devenu un enjeu stratégique majeur pour les industriels. Explications avec Guillaume Verger, Senior Sales Manager pour Vertis Environmental Finance, société de trading leader sur le marché du carbone européen. Il dresse dans cet article un état des lieux du marché du carbone en 2025 ainsi qu’à l’horizon 2030. À ses côtés, Fabrice Cambres, responsable des Achats Énergies Europe pour Lesaffre, nous présente son point de vue côté industriel.
Vertis Environmental Finance est une société de trading et de conseil, spécialisée depuis 27 ans dans la gestion des quotas d’émission (EUA & UKA) de CO₂. Nous accompagnons aujourd’hui plus de 2 700 industriels, opérateurs aériens et transporteurs maritimes à travers l’Europe. Vertis leur offre un soutien clé pour répondre aux exigences du marché européen des quotas de CO₂, mis en place en 2005. Notre mission est double.
D’une part, nous formons les industriels sur le fonctionnement du marché carbone, et nous les aidons à mieux comprendre leur obligation. D’autre part, nous leur fournissons des outils de trading performants pour leur permettre de gérer leurs quotas efficacement, et ainsi, garantir leur mise en conformité annuelle, obligatoire dans le cadre du système européen.
Acteur majeur mondial de la fermentation depuis plus d’un siècle, Lesaffre, 3 milliards d’euros de chiffre d’affaires, implanté sur tous les continents à travers 80 sites de production, compte 11 000 collaborateurs dans le monde et plus de 96 nationalités. Fort de cette expérience et de cette diversité, le Groupe collabore avec clients, partenaires et chercheurs, pour trouver des réponses toujours plus pertinentes aux besoins de nutrition, de santé, de naturalité et de respect de l’environnement. Ainsi, chaque jour, Lesaffre explore et révèle le potentiel infini des micro-organismes. Nourrir sainement 9 milliards d’habitants en 2050 en utilisant au plus juste les ressources de la planète, est un enjeu majeur et inédit. Le Groupe croit que la fermentation est l’une des réponses les plus prometteuses à ce défi.
Pourquoi le prix du carbone est-il devenu un enjeu stratégique pour les industriels européens ?
Guillaume Verger : Le système européen d’échange de quotas d’émission (EU ETS, pour European Union Emissions Trading System) concerne environ 12 000 installations industrielles en Europe, dont environ 300 en France. Il inclut des secteurs variés et énergivores tels que la métallurgie, la cimenterie, la production de verre, la céramique, l’agroalimentaire, ainsi que les réseaux de chaleur.
Ce système est en constante évolution et est entré dans sa quatrième phase, avec des objectifs pour 2030. Il y a 10 ans, le prix des quotas était au plus bas, autour de 4 à 5 euros par tonne de CO₂. En 2023, il a atteint un pic à 100 euros, avec une moyenne annuelle de 65,3 euros pour 2024. Ces prix élevés représentent un coût important pour les industriels, qui s’ajoutent à l’augmentation de leurs dépenses énergétiques. Le marché reste également très volatil, influencé par plusieurs mécanismes. Parmi eux, le facteur de réduction linéaire ou encore la réserve de stabilité de marché (Market Stability Reserve), mise en place par l’Union européenne, contribuent à réduire le nombre de quotas mis en circulation, accentuant leur rareté.
Les projections à long terme indiquent une tendance haussière du prix de ces EUA. Ce système englobe aussi de plus en plus de secteurs : comme le transport maritime qui est désormais concerné. Une phase de transition impose une mise en conformité à 40 % cette année, qui passera à 100 % d’ici deux ans. Si le système EU ETS est limité à l’Europe, des systèmes équivalents se développent à l’échelle mondiale : au Canada, aux États-Unis, en Australie, en Nouvelle-Zélande, et en Chine, avec des projets pilotes en Russie, en Turquie et plusieurs autres pays dans le monde.
Avec la multiplication des systèmes d’échange de quotas, la comptabilité carbone via des mécanismes obligatoires devrait donc devenir de plus en plus universelle.
Comment l’évolution des prix des quotas carbone influence-t-elle la stratégie des États et des industries européennes ?
Vertis Environmental Finance Vertis
G.V. : Le système EU ETS repose sur un mécanisme de mise aux enchères quotidienne des quotas par les États Membres. Les revenus générés par ces enchères sont perçus par les différents États Membres pour être réinvestis dans la transition énergétique. Depuis sa création, ce système a permis de lever 200 milliards d’euros, majoritairement réinjectés dans des initiatives favorisant la transition vers une économie plus verte.
L’année en cours devrait rester relativement stable, avec un prix des quotas oscillant entre 60 et 80 euros. Toutefois, une tendance haussière est attendue à partir de fin 2025 et pour les années 2026-2027, en raison de l’intégration progressive du secteur du transport maritime dans le système EU ETS et de l’importante diminution des quotas reçus à titre gratuit par les industriels.
Fabrice Cambres : Plus les usines produisent, plus elles consomment d’énergie (le plus souvent du gaz), augmentant ainsi leurs émissions de CO₂. Ces émissions accrues se traduisent par une "dette carbone" envers l’UE. Chaque mois de septembre, les industriels doivent restituer un nombre de quotas carbone équivalent à leurs émissions de l’année écoulée.
Lorsque l’activité industrielle augmente, la demande en quotas suit la même tendance.
Bien qu’un mécanisme de quotas gratuits soit prévu, il est conçu pour être progressivement réduit afin de pousser les entreprises à réduire leurs émissions de CO₂. Cependant, le rythme de réduction des émissions n’est pas toujours aligné avec ces objectifs, ce qui peut créer un déficit en quotas important.
Dans ce cas, les industriels peuvent faire appel à des acteurs spécialisés, comme Vertis, qui interviennent pour :
- Acheter ou vendre des quotas via différents produits financiers ;
- Apporter des conseils stratégiques pour sécuriser les quantités nécessaires à temps ;
- Aider à bâtir une stratégie de couverture afin d’anticiper et de limiter les risques liés à la volatilité du marché.
Ce recours à des tiers est essentiel pour les industriels qui n’ont pas toujours le temps, les moyens ou les ressources nécessaires pour gérer ces enjeux complexes en interne.
Pouvez-vous nous en dire plus sur cette stratégie de couverture ?
F.C. : Depuis sa mise en place en 2005, le marché des quotas carbone a connu une progression spectaculaire. Pendant plusieurs années, le prix du quota est resté stable, avec une stagnation notable en dessous de 10 euros. Or, la situation a radicalement changé après 2018 et particulièrement avec la crise énergétique en septembre 2021.
- La hausse des prix du gaz entraînant une augmentation rapide du prix du CO₂.
En seulement 24 mois, le prix des quotas a bondi de 20 euros à 100 euros, devenant une priorité stratégique pour nous, les industriels. Auparavant, nous achetions nos quotas au fil des besoins annuels. Cette envolée des prix oblige désormais les industriels à adopter une approche de plus dynamique pour anticiper et couvrir leurs besoins futurs.
Pour faire face à cette volatilité accrue, ces stratégies de couverture sont plus sophistiquées et s’appuient sur des outils adaptés. Elles permettent de limiter l’exposition aux fluctuations des prix et tenter de stabiliser les coûts pour préserver notre compétitivité face aux hausses du marché.
En somme, le marché des quotas carbone n’est plus une simple obligation de conformité. C’est un véritable levier stratégique pour les entreprises soucieuses de leur performance et de leur résilience.
Comment accélérer sa transition énergétique tout en maintenant sa compétitivité face à l’impact croissant des taxes carbone ?
F.C. : Les industriels font tout leur possible pour réduire leur consommation de gaz, car moins de gaz consommé signifie moins de CO₂ émis et, par conséquent, une diminution du coût carbone. Cependant, le coût du CO₂ continue d’avoir un impact significatif sur le coût de revient des entreprises.
Dans le secteur agroalimentaire, dont fait partie Lesaffre, le gaz reste indispensable pour des procédés comme la production de vapeur, la stérilisation, le nettoyage ou encore le séchage. Des efforts sont faits pour électrifier les processus ou récupérer de la chaleur fatale, mais il est impossible de remplacer 100 % de la consommation de gaz dans l’immédiat. L’arrivée de biogaz français compétitif pourrait changer la donne. Cependant, cela nécessitera encore plusieurs années de développement.
En attendant, le secteur devra continuer à s’appuyer sur les mécanismes existants liés au CO₂, d’autant qu’un nouveau mécanisme secondaire, l’EU ETS2, entrera en vigueur en 2027 et concernera la totalité des usines, y compris celles exemptes jusqu’à présent. L’ETS1, quant à lui, continuera de s’appliquer aux secteurs déjà soumis.
Quels leviers mettez-vous en place pour réduire votre consommation ?
F.C. : Lesaffre souhaite se décarboner sur les scopes 1, 2 et 3. Il s’engage sur des objectifs ambitieux, comme la réduction de 30 % des émissions des scopes 1 et 2 par rapport à 2019. Nous visons des réductions progressives dans les années suivantes.
Plusieurs stratégies sont mises en œuvre pour réduire les émissions du scope 1, principalement liées à la consommation de gaz : l’électrification des procédés, les pompes à chaleur ou encore la compression mécanique de vapeur. La biomasse et la géothermie peuvent également être des solutions viables à l’avenir.
Ces changements nécessitent des engagements financiers et technologiques importants pour aligner les activités industrielles sur les objectifs climatiques européens.
Comment envisagez-vous l’évolution du marché du quota carbone ?
F.C. : L’Europe a fait le choix ambitieux de devenir le premier continent vert, mais cela entraîne des conséquences importantes pour les industries : une hausse des coûts de production, et des investissements lourds pour adopter des technologies durables.
Par ailleurs, l’Allemagne, première puissance industrielle européenne, pourrait fortement influencer la dynamique européenne à l’issue de ses élections législatives anticipées. Les enjeux sont de taille. Une nouvelle orientation politique allemande pourrait impacter le marché du CO₂. Un éventuel plan de relance massif en Allemagne pourrait également stimuler l’activité industrielle et entraîner un effet haussier sur les quotas carbone.
G.V. : Les énergéticiens européens ont réussi à réduire de 24 % leurs émissions entre 2023 et 2024, un progrès significatif pour ce secteur très polluant. Ces résultats sont encourageants et mettent en lumière l’impact des énergies alternatives sur le marché énergétique. Le marché reste toutefois influencé par des facteurs politiques et météorologiques, la corrélation entre le vent, le soleil et les prix du CO₂ jouant un rôle de plus en plus important du fait de leur plus grand impact dans le mix énergétique européen.
Dans ce contexte complexe, il est essentiel de bâtir une stratégie énergétique solide. Les entreprises doivent prendre en compte la diversité des façons d’acheter sur le marché du CO₂ et les risques spécifiques liés à chaque secteur. Des sociétés spécialisées comme Vertis leur apportent une véritable valeur ajoutée en les accompagnant dans l’élaboration de stratégies personnalisées. Nos experts les conseillent ainsi sur les meilleures approches pour sécuriser l’approvisionnement en quotas carbone. En somme, dans un marché aussi fluctuant et influencé par des facteurs multiples, une gestion stratégique et un accompagnement spécialisé deviennent des atouts indispensables pour naviguer avec succès vers une décarbonation compétitive.
La consultation du présent article est notamment soumise aux CGU de Scribeo.