«Derrière le meurtre de Philippine, les multiples échecs de notre administration» (original) (raw)

FIGAROVOX/TRIBUNE -Le juge des libertés et de la détention qui avait autorisé la sortie de rétention du suspect du meurtre de Philippine avait également pointé une possible récidive de l'individu. Compte tenu de cet élément, ce drame était évitable, estime l’avocat Philippe Fontana.

Avocat et essayiste, Philippe Fontana a été candidat LR-RN aux élections législatives de 2024. Il a notamment publié La vérité sur le droit d'asile (Éditions de l'Observatoire, 2023).


Le meurtre de la jeune Philippine, étudiante à l'université Paris Dauphine, dans le Bois de Boulogne, le vendredi 20 septembre dernier, ne peut qu'émouvoir. Au-delà de l'effroi qui saisit particulièrement l'auteur de ces lignes, père d'une jeune fille de son âge et habitant ce quartier, au-delà de l'émotion et de la colère partagées par tous, la question obsédante reste celle de la responsabilité. Qu'est-ce qui a permis cet «_exceptionnel trouble à l'ordre public_», langage juridique pour désigner cette atrocité ? Cette recherche est d'autant plus vive que, très vite, a circulé la nouvelle - hélas véridique - que le mis en cause était sous le coup d'une mesure d'Obligation de quitter le territoire français (OQTF). L'opinion ne peut qu'être révoltée, et risque d'être tentée de chercher un bouc émissaire.

Par ailleurs, la tentation du désespoir surgit avec la concomitance effroyable entre le meurtre de cette innocente et l'arrivée place Beauvau d'un nouveau ministre dont, de toute évidence, la sincère ambition est de rétablir l'ordre, à tout prix. Il va de soi que sa responsabilité dans cette affaire est manifestement hors de propos, puisque, nommé le 21 septembre 2024, le lendemain des faits, il a pris ses fonctions trois jours après. L'exposé des responsabilités ci-après va cependant le confronter immédiatement à la difficulté, dont l'ampleur est saisissante, d'éloigner les étrangers troublant l'ordre public. En cette matière, la compétence est souvent partagée entre autorité administrative et judiciaire. Or, le ministre n'a d'autorité que sur son administration, préfectorale ou centrale, notamment la Direction générale des étrangers en France (DGEF). Sa marge de manœuvre est donc limitée.

Les faits sont connus : le mis en cause est un jeune Marocain, qui a été condamné définitivement à sept ans d'emprisonnement pour des faits de viol, commis alors qu'il était mineur. L'excuse de minorité explique la durée de la peine, divisée par deux. Entré en France avec un simple visa de tourisme, il ne pouvait s'y maintenir, au-delà de trois mois. Il était donc en situation irrégulière et n'a jamais été ultérieurement régularisé. Mineur étranger isolé, puisque âgé de 17 ans, il a été pris en charge par le service d'aide social à l'enfance.

Premier échec de l'État : ce service qui alloue un hébergement (souvent une chambre d'hôtel) au mineur étranger isolé, a une obligation d'accompagnement social. Manifestement, elle a échoué. Le deuxième échec, celui de son absence effective d'expulsion est d'abord imputable à l'autorité préfectorale et ensuite à l'autorité judiciaire, en l'espèce le Juge des libertés et de la détention (JLD) du Tribunal judiciaire de Metz. Dès sa sortie du centre de détention de Joux-la-Ville (Yonne) le 20 juin 2024, ayant purgé sa peine, Taha O. aurait dû être expulsé immédiatement du territoire. C'est ce qu'on appelle communément la double peine.

La remise en liberté sur le territoire national d'un homme en situation irrégulière, et déjà condamné, aurait donc pu être évitée. Dans cette affaire, le préfet de l'Yonne devra s'expliquer sur les faits ici relatés.

Philippe Fontana

Soit elle est prononcée par la juridiction et on parle d'Interdiction du territoire français (ITF), peine complémentaire à celle principale d'emprisonnement. Soit l'autorité administrative, en l'occurrence le préfet du lieu de détention, prend un arrêté préfectoral d'expulsion ou un arrêté portant OQTF. La loi du 26 janvier 2024 a facilité l'expulsion des délinquants condamnés, en réduisant considérablement les protections bénéficiant aux étrangers (ceux entrés avant 13 ans, ceux mariés à un national ou vivant depuis dix ans ou vingt ans, selon les cas, sur le territoire national). Elle a aussi élargi son application à des délits passibles de cinq années d'emprisonnement.

Premier échec de l'administration, au lieu d'être immédiatement renvoyé vers son pays d'origine, à la sortie du centre de détention, le mis en cause a été placé dans un Centre de rétention administrative (CRA). Les instructions données par le ministre de l'intérieur aux préfets dans sa circulaire du 12 avril 2021 portant une mention manuscrite de sa main «_très signalé_» étaient pourtant fort claires pour les étrangers démunis d'un titre de séjour (tel le mis en cause dans le meurtre de Philippine) : «_pour les étrangers en situation irrégulière, durant la durée de la détention, vous vous attacherez à prendre une mesure d'éloignement adaptée : cette mesure aura vocation à être exécutée lors de l'élargissement du détenu. À cet effet, vous prendrez en amont toutes les mesures préparatoires à l'éloignement (identification, routing), l'objectif étant de pouvoir procéder à l'éloignement sans préalable en rétention_».

Entretemps, la première chambre civile de la Cour de cassation, par un arrêt du 17 octobre 2019, s'y était opposée, mais le texte motivant cette décision a été modifié ultérieurement. En l'espèce, le préfet de l'Yonne ne semble pas avoir respecté cette circulaire, pourtant confortée par l'instruction du 3 août 2022 et celle du 5 février 2024, cette dernière explicitant les nouvelles mesures prises par la loi du 26 janvier 2024. En effet, alors que la sortie de détention du condamné était prévue le 20 juin 2024, l'arrêté portant obligation de quitter le territoire avec interdiction de retour de dix ans n'a été signé que le 17 juin et notifié le lendemain 18 juin (il n'a d'ailleurs pas fait l'objet d'un recours). On est donc très loin de l'anticipation sollicitée par le ministre. Le caractère inhérent à toute bureaucratie a été particulièrement flagrant dans ce dossier.

Certes, le préfet a présenté une demande de laisser passer au consulat du Maroc à Dijon le même jour 18 juin. Mais il a fallu un mois pour que la DGEF, qui s'est estimée compétente après sollicitation d'une saisine de sa part par les autorités marocaines, leur présente une nouvelle demande le 18 juillet 2024, soit un mois après. Il est tout aussi surprenant que la prise indispensable des empreintes nécessaires à l'identification du mis en cause n'ait été demandée aux gendarmes que le 15 juillet (avec un retour dès le lendemain).

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Un tel travail en amont est nécessaire, puisque le législateur a entouré cette rétention d'une limite dans sa durée et l'a soumise au contrôle d'un juge judiciaire. La durée de séjour dans un CRA est limitée à 90 jours. Mais les conditions de maintien en rétention sont plus difficiles au bout de deux prolongations, soit après une durée de 60 jours. Les troisièmes et quatrièmes prolongations, de quinze jours chacune, sont qualifiées d'exceptionnelles par le législateur. Dans le cas du mis en cause, le juge s'est donc prononcé sur une quatrième demande de prolongation de sa rétention, sollicitée par le préfet de l'Yonne le 2 septembre 2024.

Selon l'ordonnance de remise en liberté rendue le 3 septembre 2024, le JLD a constaté «_qu'aucune réponse n'a été apportée par les autorités marocaines_», aux demandes de reconnaissance aux fins de délivrance d'un laissez-passer, qu'il énumère. Or, le surlendemain 6 septembre, les autorités marocaines ont reconnu le mis en cause comme un de leurs sujets, préalable à la délivrance d'un laissez-passer. L'ordonnance refuse le maintien en rétention pour un deuxième motif. Le JLD relève effectivement «_qu'au vu de la condamnation pénale et de la situation personnelle de l'intéressé qui ne justifie ni d'un logement ni d'une insertion professionnelle et n'a aucun revenu, le risque de réitération de faits délictueux et donc la menace à l'ordre public ne peut être exclue_».

Et pourtant, la remise en liberté est décidée au motif «_qu'il n'est fait état d'aucun comportement de l'intéressé qui aurait constitué une menace ou un trouble à l'ordre public au cours de la période de la troisième prolongation_». Le préfet a eu beau assigner le mis en cause à résidence, mesure administrative, cette dernière n'était plus suffisamment coercitive pour permettre l'éloignement forcé. Le mis en cause était logé dans un hôtel dont le séjour était financé par la DGEF, mais sa disparition n'a été constatée que le 12 septembre suivant, en l'absence de sa présentation au pointage obligatoire figurant dans la mesure administrative.

La remise en liberté sur le territoire national d'un homme en situation irrégulière, et déjà condamné, aurait donc pu être évitée. Dans cette affaire, le préfet de l'Yonne devra s'expliquer sur les faits ici relatés. Après une procédure contradictoire, le ministre de l'intérieur devrait décider des suites adéquates. Dans la mesure où les préfets sont nommés en conseil des ministres, cela limite la marge de manœuvre du ministre. Mais s'il s'avérait que la responsabilité du préfet de l'Yonne devait être engagée, l'opinion s'attendrait nécessairement à une sanction.