Imec: la nouvelle Thélème (original) (raw)

Il y a dix ans encore, ce site n'était qu'une ruine mangée par le lierre. Un amas de vieilles pierres bourré de fantômes et de légendes où les ados venaient se bécoter. Aujourd'hui, l'abbaye d'Ardenne, aux portes de Caen, est une ruche, comme au temps de sa splendeur. De l'abbatiale à la grange dîmière, du réfectoire au porche d'entrée, architectes, ouvriers et archivistes s'activent dans cet ensemble clos par un mur d'enceinte de 2 kilomètres. Avant le printemps, Jacques Chirac doit venir inaugurer ici les nouveaux et somptueux locaux de l'Institut Mémoires de l'édition contemporaine (Imec), qui quitte Paris pour se décentraliser en Basse-Normandie. Et, comme il se doit, le chantier est en retard.

**Les archives de grands auteurs contemporains: Duras, Robbe-Grillet, Althusser, Paulhan, Foucault...**Si, pour l'heure, le nom de l'Imec n'évoque rien aux Français, le déménagement dans cette abbaye du XIIe siècle devrait singulièrement modifier la donne, puisque le site est amené à compter parmi les hauts lieux de la vie intellectuelle en France.

L'Imec est né un peu par hasard et par miracle, en 1988, de la rencontre entre Olivier Corpet, un spécialiste de l'histoire des revues, et Pascal Fouché, un historien de l'édition. Face aux bouleversements et aux restructurations du milieu, tous deux ont eu l'idée d'un institut où les éditeurs pourraient faire conserver, trier et exploiter leurs archives, tout en les rendant accessibles aux chercheurs. Quinze ans plus tard, le projet a rencontré un tel succès que l'Imec a élargi son domaine de compétence. Et doit s'agrandir.

Outre les archives d'éditeurs (à l'exception notable de Gallimard et de Calmann-Lévy) et celles des professeurs du Collège de France, l'Imec possède en dépôt les archives de grands auteurs contemporains, tels Marguerite Duras, Alain Robbe-Grillet, Louis Althusser, Jean Paulhan, Michel Foucault... mais aussi de journalistes d'envergure, comme Françoise Giroud ou Jacques Fauvet. L'institut, qui dispose d'environ 300 fonds d'auteurs et d'éditeurs, a aussi récupéré les archives personnelles d'hommes politiques, comme Jack Lang, ou d'artistes aussi divers qu'Antoine Vitez, Patrice Chéreau, Maria Casarès. Sans parler d'une foultitude d'objets hétéroclites, dont les valises de Jean Genet et même la collection de cactus d'Alain Robbe-Grillet, pour laquelle une serre va être construite.

«Contrairement à la Bibliothèque nationale, quand nous nous intéressons à un fonds, nous prenons tout ou presque, y compris les livres de comptes, les contrats, les objets, les notes de frais. Le temps fera le tri», explique Olivier Corpet, directeur de l'Imec. Tandis que la respectable BN porte un regard patrimonial sur les choses, l'Imec, lui, privilégie une vision plus ouverte, plus intellectuelle. «Les archivistes traditionnels nous prennent pour des voyous qui auraient des relations, s'amuse Corpet. En fait, notre structure est jeune, souple, réactive. On a de l'appétit. Est-ce notre faute si, récemment, des gens comme Tahar Ben Jelloun, Jacques Derrida, Jacques Rigaud... ont préféré nous confier leurs cartons?» Directeur littéraire à l'Imec, Albert Dichy en remet une couche: «Avant la création de l'Imec, la BN a loupé des trains. Pas mal d'archives de Sartre, de Beckett, de Ionesco, de Cocteau, de Genet ont été raflées par l'université d'Austin, aux Etats-Unis. Il fallait que ça cesse.»

On comprend mieux pourquoi, au milieu des années 1990, ça a rué dans les brancards quand les pouvoirs publics, soucieux d'économies, ont envisagé de caser l'Imec dans une des tours de la BNF. Président de l'institut, Christian Bourgois a refusé tout net: «Les éditeurs n'ont pas vocation à être étatisés et veulent rester propriétaires de leurs archives!» Restait un problème de locaux. Et de budget.

C'est à cette même époque qu'Olivier Corpet et Christian Bourgois rencontrent René Garrec, président du conseil régional de Basse-Normandie. Afin de sauver l'abbaye d'Ardenne de la ruine, la région avait racheté les bâtiments. Mais, pour justifier la rénovation (14 millions d'euros), il fallait que les lieux trouvent une utilité. Dès 1996, l'Imec (plutôt de gauche) et la région Basse-Normandie (clairement de droite) font affaire pour réaliser ce que Garrec appelle «la plus belle opération de décentralisation culturelle depuis vingt ans». L'élu UMP n'a ménagé ni son soutien ni les crédits, même si, sur le plan local, la gauche comme le FN ont fait de la résistance (la région prend chaque année en charge 40% du budget de fonctionnement de l'Imec, soit 1 million sur 2,9 millions d'euros).

Un îlot de paix et de culture. Sous les voûtes de l'immense réfectoire, entre le coup de rouge et la tarte aux pommes, Corpet et Garrec racontent: «Dès 1996, nous avons organisé des expositions pour faire connaître l'Imec, ses collections, et montrer qu'on ne resterait pas cloîtrés. Au début, les chercheurs aussi semblaient affolés de devoir venir jusqu'ici. Quand ils ont vu l'endroit, ils ont été conquis.»

On le serait à moins. Divisée, comme au temps des moines, en deux parties, l'une plus spirituelle, l'autre plus matérielle, l'abbaye semble une nouvelle Thélème. Dans l'abbatiale trônera bientôt, au milieu de la nef, une longue table de consultation dotée de 38 postes informatisés, tandis que, sur les bas-côtés et dans un bâtiment attenant, seront disposés 20 kilomètres de rayonnages (15 sont d'ores et déjà occupés) composant les collections de l'Imec, soit 250 000 volumes et 7 kilomètres d'archives papier. Pour chaque auteur ou sujet traité, l'institut propose les oeuvres ou collections complètes dans toutes les éditions (y compris étrangères), mais aussi l'ensemble des références sur la question, les revues de presse, les films, les enregistrements et, souvent, bien sûr, correspondances ou manuscrits.

Aménagé par l'architecte Bruno Decaris, ce sanctuaire sera réservé aux chercheurs, étudiants et personnes pouvant justifier d'une étude pointue. Sur les 3 000 consultations annuelles, près de la moitié sont le fait d'étrangers venus principalement des Etats-Unis, du Japon et d'Italie. Autant dire qu'on ne débarquera pas à l'Imec comme dans une bibliothèque municipale.

A côté de ce saint des saints, la grange dîmière, elle, sera ouverte à tous pour les colloques littéraires, intellectuels ou artistiques. Transformable à volonté en salle de spectacle ou de concert, avec scène et gradins amovibles pour 200 personnes, elle abritera sous ses ogives toutes sortes de manifestations culturelles. Ainsi, le 16 juin aura lieu, durant trente-trois heures d'affilée, et retransmise à la fois à Beaubourg et sur France Culture, une lecture publique d'Ulysse, de Joyce, par des auteurs comme Jean Echenoz, Camille Laurens ou Pierre Michon... Ailleurs, on trouvera des lieux d'exposition, une salle vidéo, un café littéraire. Quant au bâtiment attenant à l'ancien cloître, il abrite déjà le réfectoire. A l'étage, des chambres permettent d'accueillir une quarantaine de personnes, chercheurs ou participants aux colloques. Bref, un îlot de paix, d'étude et de culture. Un rêve qu'il faudra savoir partager sans le galvauder. Un grand défi...

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