Qui rend la police sauvage ? (original) (raw)
Publié le 7 mars 2001 à 17h32
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Plus le public le hait, plus le policier cogne. Peut-on encore arrêter l’escalade ? Par René Backmann
COMME les étudiants, comme les ouvriers, comme les petits commerçants, comme tous les gens sur lesquels, depuis bientôt trois ans, ils ont cogné avec une rudesse, une obstination et une hargne grandissantes, les policiers sont descendus, jeudi dernier, dans la rue, à leur tour. Ils sont sortis de leurs commissariats, de leurs cars, en civil et en uniforme, en abandonnant — provisoirement — leurs casques, leurs matraques et leurs grenades au vestiaire, pour distribuer des tracts.
Si la plus puissante organisation syndicale de la police — la Fédération autonome des syndicats de la police, 65 % des policiers de la police parisienne — a décidé d’organiser jeudi dernier cette « Journée d’action auprès de la population parisienne », c’est que la cassure entre les Français — en particulier les Parisiens — et la police est à la limite de l’irréparable. Et si les policiers ont choisi de distribuer à leur tour des tracts, c’est pour rappeler à tout le monde, et peut-être d’abord à eux-mêmes, qu’ils sont des fonctionnaires comme les autres.
Ce qui n’est pas évident. La crise d’aujourd’hui en est la preuve. Le divorce entre le Français et sa police est aussi vieux que la police. Mais si le « flic » acceptait, en grognant plus ou moins, d’être appelé un « flic » ou un « poulet », si les policiers avaient fini par s’appeler eux-mêmes des « flicards », ils ne peuvent admettre d’être traités de S.S. et d’assassins, d’être considérés comme les seuls responsables : ces pelés, ces galeux d’où viennent toutes les plaies et toutes les bosses. Ils toléraient, en renâclant, la méfiance, l’ironie, en les mettant sur le compte du caractère « rouspéteur » du Français moyen ; ils admettaient presque de n’être pas plus aimés que les percepteurs.
Aujourd’hui, ils n’acceptent pas la haine. Ils ne comprennent pas : le ministère de l’Intérieur les remercie, les décore, les félicite d’avoir « sauvé la France de la guerre civile » en 1968, de maintenir l’ordre avec fermeté jour après jour, et les Français, qui affirment aux organismes de sondage l’utilité de la police, qui semblent même avoir tendance à ne pas la trouver assez sévère, ne manquent pas une occasion de manifester leur mépris aux policiers lorsqu’ils les voient dans la rue, casqués, bottés, bardés de grenades.
Ce paradoxe, il est vrai, n’existe pas seulement dans l’esprit des policiers. Les Français entretiennent avec leur police des relations tumultueuses, complexes, étranges. Irrités par l’agent-sémaphore du carrefour, exaspérés par le contractuel-horloge, épouvantés par les meutes casquées du quartier Latin, ils cachent mal une secrète admiration, une mâle tendresse pour le C.R.S. maître nageur, le secouriste de haute montagne, le motard, l’inspecteur de police, bonhomme, fumeur de pipe, amateur de « calva », synthèse de Bourrel et de Maigret.
La réalité et la fiction, l’histoire et la légende de la police s’entrechoquent. Mais les véritables origines de la crise d’aujourd’hui sont bien au-delà de ces brumes. Le malaise de la police n’est pas né, comme on le croit souvent, des fièvres de Mai 1968. Ses racines remontent à la Libération.
A cette époque, les hommes chargés du maintien de l’ordre rêvent de changer l’esprit des corps de police. A une police au service de l’Etat, ils voudraient substituer une police au service du peuple. D’anciens résistants, des communistes entrent dans la police. Les Compagnies républicaines de Sécurité, créées au début de 1945 pour succéder aux « Groupes mobiles de réserve » (« police mobile » du gouvernement de Vichy), recrutent, parmi les maquisards, des F.F.I. et F.T.P. En même temps que les résistants bénéficient de promotions rapides, une épuration sévère frappe les policiers qui se sont trop compromis avec le gouvernement en place et avec l’occupant : 7 000 sanctions sont prises, des condamnations à mort et aux travaux forcés à perpétuité sont prononcées. A l’Ecole de police, les cours sont complètement refondus.
La chasse aux « bicots »
Mais les premiers grincements naissent avec la nouvelle police : que reproche-t-on aux « épurés » ? Bien sûr, certains ont collaboré, il est normal qu’ils paient. Mais les autres, la majorité des épurés, n’ont fait qu’obéir, avec, parfois, un zèle un peu trop vif, aux ordres donnés par un gouvernement qui paraissait somme toute légal ! Certes, ils ont arrêté des juifs, des communistes, des terroristes ; mais ils auraient aussi bien arrêté d’autres gens... s’ils en avaient reçu l’ordre.
Les fissures qui apparaissent vont s’élargir à partir de 1947 avec la naissance de la guerre froide qui annonce les débuts de la chasse aux communistes. Pour réprimer la révolte ouvrière de l’automne de 1947, le ministre de l’Intérieur de l’époque, le socialiste Jules Moch, lance ses C.R.S. sur les usines. A Marseille, à Bordeaux, les C.R.S. refusent d’intervenir. Il faut dissoudre plusieurs compagnies. C’est ainsi que commence une véritable contre-épuration ; après les collabos, ce sont les « cocos » qu’il faut traquer et éliminer. A Paris, le préfet Jean Baylot, ancien syndicaliste, ex-membre de la S.F.I.O., se charge de la besogne. Il réintègre les « épurés », pour la plupart spécialistes de la lutte anticommuniste.
Quand Baylot quitte son poste, en 1954, son anticommunisme féroce, sa tolérance à l’égard de l’extrême-droite ne tarderont pas à porter leurs fruits : en mars 1958, une manifestation de policiers réclamant des augmentations de salaire se transforme en tentative d’invasion de la Chambre des députés.
L’opération avait été soigneusement préparée par des extrémistes de droite, dont le « célèbre » commissaire Dides, qui noyautent la police. Deux mois plus tard, la IVe République s’effondre. Et Maurice Papon vient parfaire l’oeuvre de Baylot. Ce n’est plus la chasse aux « cocos », c’est la chasse aux « bicots » : répression impitoyable contre les Algériens membres — ou non — du F.L.N. Chaque manifestation fait des blessés, et même, comme celle du 17 octobre 1961, des morts.
Des commandos de « justiciers » se forment chez les policiers. On torture. On jette des cadavres d’Algériens dans la Seine. La véritable rage anti-F.L.N. n’est pas encore calmée lorsque l’O.A.S. commence à se manifester. Malgré quelques crises internes, les policiers ne « basculeront » pas. Ils défendront la « légalité républicaine », non sans en concevoir une grande méfiance pour tout ce qu’ils soupçonnent être « politique », une certaine fierté de leur autorité et de la brutalité de leurs méthodes.
C’est de cette police que Maurice Grimaud devient le patron en 1967. On le dit libéral, antiraciste ; on rappelle qu’il a essayé d’adoucir le régime appliqué aux gitans, lorsqu’il était directeur de la Sûreté ; on dit qu’il veut faire du flic parisien une sorte de « bobby » britannique, discret et courtois. Mai 1968 ne lui donne pas l’occasion de le démontrer... Il lance sur les étudiants une police dont la violence scandalise jusqu’aux partisans de l’ordre. Les policiers découvrent alors, par contrecoup, la haine dont ils sont l’objet. Pas seulement de la part des manifestants qui les arrosent de pavés : les « bourgeois » eux aussi leur lancent des projectiles des fenêtres ; les radio-reporters et les journalistes décrivent leurs ratonnades au petit matin, leur acharnement sur les manifestants à terre, les passages à tabac dans les cars, les « comités d’accueil » dans les commissariats et à Beaujon. Les C.R.S., dont le sigle a servi à bâtir l’un des slogans-choc : « C.R.S. - S.S. », sont parmi les premiers à protester.
Le 12 mai, discours de Georges Pompidou : pas un mot pour les policiers. « Le policier, c’est le couillon de l’histoire », s’écrient ceux-ci. Le lendemain 13 mai, des centaines de milliers de personnes manifestent à Paris contre les violences de la police. Le flic n’est plus seulement le paria, il est devenu le vaincu : au quartier Latin, les étudiants dirigent eux-mêmes la circulation.
L’homme-miracle
Après avoir encaissé en silence, les policiers commencent à relever la tête. Eux aussi ont un vieux contentieux à régler avec l’Etat-patron : des revendications de salaires non satisfaites, des problèmes de condition de travail non réglés, des jours de repos promis et oubliés. Ils le remettent sur le tapis. Les communiqués syndicaux deviennent agressifs, presque menaçants. Le gouvernement s’inquiète. Car les syndicats de policiers sont solidement implantés. Le plus important, la Fédération syndicale des personnels de la Préfecture de police, représente 80 % des effectifs en tenue. Ses dirigeants sont restés dans l’esprit de la Libération : ils se veulent « républicains » et solidaires des autres travailleurs. Ils sont pour une police populaire et non répressive : les tâches de maintien de l’ordre dont on charge leurs adhérents les ont fait réagir violemment à plusieurs reprises. L’ancien secrétaire général François Rouve a même été révoqué en 1961 pour avoir protesté contre l’interdiction d’une manifestation.
Une situation semblable existe dans les autres corps de police en tenue : les C.R.S., les agents des corps urbains de province faisaient confiance à des syndicats du même type. Les syndicats des trois polices (Préfecture de police, C.R.S. et corps urbains) se sont regroupés en une Union fédérale dont le président est Gérard Monate.
Le 15 mai 1968, celui-ci déclare à R.T.L., au lendemain d’une entrevue glaciale avec Christian Fouchet, alors ministre de l’Intérieur : « J’ai presque reçu mandat, hier, au cours d’une assemblée générale, de déclencher la grève de la police pour protester contre l’attitude du Premier ministre. » La grève des policiers n’aura pas lieu et, après quelques salves de communiqués rageurs, les syndicats obtiennent quelques modestes satisfactions morales et matérielles.
Mais l’agitation a été une occasion inespérée pour les anciens sympathisants de l’O.A.S. de réapparaître, de reprendre leur noyautage, en liaison de plus en plus étroite avec des groupes comme les C.D.R., le S.A.C. : désormais, c’est du gauchiste que l’on casse. Et puis, vient de s’installer place Beauvau une sorte d’homme miracle. Un ministre de la Police, un vrai : Raymond Marcellin. Sa police de mai 1968 n’était pas adaptée à la guérilla urbaine. Aujourd’hui elle l’est. Elle manquait d’informateurs dans le milieu étudiant ; elle n’en manque plus. On lui a même donné, en juin 1970, avec la loi « anticasseurs », une couverture « légale », dont elle n’avait d’ailleurs pas besoin, puisque les policiers de Raymond Marcellin ne s’encombrent pas trop de légalité pour agir.
Sous la direction de Raymond Marcellin, la police française est devenue l’une des plus brutales d’Europe. Ce n’est pas un hasard. Après avoir dirigé sous Vichy le bureau d’Orientation et de Formation professionnelle, Raymond Marcellin a fait son apprentissage policier en 1948 sous Jules Moch, comme sous-secrétaire d’Etat à l’Intérieur. A cette époque-là, déjà, au prix de quelques morts, Marcellin et son maître avaient rétabli l’ordre. Avec l’anticommunisme, l’ordre est l’une des rares passions de Raymond Marcellin, ce célibataire de cinquante-sept ans qui ne sort pas, qui ne va pas au cinéma, ne fait pas de sport, dont la seule fantaisie est de se promener incognito aux Champs-Elysées en fumant la pipe. L’ordre est sa mission et son obsession. Dans un petit livre qu’il a imprudemment laissé paraître il y a deux ans : « l’Ordre public et les groupes révolutionnaires » (1), où il mêle en un bric-à-brac idéologique incroyable trotskistes, maoïstes et communistes, Che Guevara, Tito, Fidel Castro, Hô Chi Minh, Mao, Waldeck Rochet, on découvre ses cauchemars et ses fantasmes : le complot international, l’ombre d’un nouveau mois de mai.
Les forces de police proprement dites qu’il dirige comprennent aujourd’hui plus de 90 000 hommes, dont près de 15 000 (1/6) en civil. (Près de 8 000 emplois ont été créés ces deux dernières années.) Plus des deux tiers appartiennent aux corps urbains de province (46 000) ou aux C.R.S. (16 000).
La Préfecture de police s’est donnée en 1953, sous Baylot, des formations curieuses baptisées à l’origine « compagnies d’intervention », et rebaptisées depuis « compagnies de district ».
Il y a neuf districts à Paris et onze compagnies : sept compagnies simples et deux groupes de deux compagnies. Ces compagnies assurent les services extérieurs, les réserves, sans être affectées à un secteur déterminé. En période paisible, elles peuvent être intégrées — comme force d’appoint pour les brigades de voie publique — dans les arrondissements. Dans ce cas, leurs hommes portent la tenue habituelle des gardiens de la paix. Un seul signe permet de déceler leur appartenance aux compagnies de district : le numéro de leur képi. C’est un numéro de deux chiffres qui commence toujours par un huit. Les compagnies de district sont composées en forte majorité de jeunes recrues de la Préfecture de police.
Appuyés par le S.A.C.
C’est Raymond Marcellin qui a décidé, à son arrivée, de les renforcer (1 700 hommes supplémentaires), de renouveler complètement leur matériel et leur équipement, de leur donner un entraînement intensif, spécifique, pour en faire des compagnies antimanifestation. Leur réputation n’est pas bonne : les policiers qui, le 8 février 1962, ont assassiné huit personnes au métro Charonne appartenaient aux « compagnies de district ». Ceux qui ont, il y a trois semaines, tiré une grenade dans le visage de Richard Deshayes, également. En 1962, des journalistes ont établi que l’un des participants au massacre de Charonne avait tué de ses mains, quatre mois plus tôt, un Algérien dans un commissariat de Paris. Cet homme militait dans l’ancien syndicat du commissaire Dides. Ce sont des policiers appartenant à un « syndicat indépendant » qui ont tenté, en mars 1958, de détourner la manifestation de policiers vers l’Assemblée nationale.
« Ils sont dans tous les coups foireux », me dit un policier autonome. « Ils », ce sont les gens du « syndicat indépendant ». J’ai rencontré le président du S.I.P.N., Roland Gamain. Un anticommunisme, un état d’esprit répressif, primaire, à couper au couteau. Les responsables du malaise de la police : « Les journalistes qui font n’importe quoi pour vendre du papier. Jadis, il y avait deux catégories de journaux : les uns approuvaient la police, les autres la désapprouvaient. Maintenant, l’ensemble de la presse est contre nous, voilà d’où vient le malaise. »
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