La Médée en demies teintes de Léa Desandre (original) (raw)
Paris, Opéra Garnier, 10 avril 2024 — Frédéric Norac
Médée à l'Opéra de Paris. Photographie © Élisa Haberer / OnP.
L’entrée de la Médée de Charpentier au répertoire de l’Opéra de Paris, plus de trois siècles après sa création à l’Académie Royale de Musique en 1693, se sera faite sous le signe d’un renouvellement profond de la conception du rôle-titre. La production de David McVicar, importée de l’English National Opera où elle a été créée en 2013, mais dont il a lui-même assuré la reprise, renonce tout à fait aux fastes d’un baroque spectaculaire auxquels sacrifiait largement la production de Jean-Marie Villegier, à Caen puis à l’Opera Comique en 1993. Le metteur en scène fait de la tragédie lyrique un drame psychologique entièrement centré sur la protagoniste. Transposé dans un contexte très « british », évoquant l’Angleterre de la Seconde Guerre mondiale, il joue d’un décor unique, de lambris et de hautes fenêtres, qui se transforme au fil des scènes pour devenir la demeure de Médée, le palais de Créon, ou le « club » où Jason (en officier de marine) confie ses soucis à son aide de camp.
Le divertissement du deuxième acte voit apparaître l’Amour (aveugle et doté d’ailes noires) dans un avion de chasse qui, débarrassé de son aile unique et de son hélice, prend des allures hautement phallique. S’ensuit un ballet de marins et de filles légères en guêpière, tout droit sorti d’une publicité pour un certain parfum de Jean-Paul Gautier. Les chorégraphies de Lynne Page ne sont pas très inventives, mais elles s’intègrent de façon amusante dans la tonalité de chaque acte : danse martiale des trois armes pour le premier, bal mondain au trois, etc.
Mais l’important n’est pas dans les aspects quelque peu folkloriques de la mise en scène, il est dans la caractérisation du rôle-titre. Plus que la magicienne mythique, c’est la femme amoureuse trahie et fragilisée par la menace de l’abandon et du bannissement qu’incarne Léa Desandre, en petit tailleur noir et souliers plats. Plaintive, soumise et toujours pleine d’espoir dans le retour de Jason dans les deux premiers actes, ses fureurs mêmes la montrent désolée, et comme habitée d’une folie qui la dépasse. Si on la compare à son illustre prédécesseure dans le rôle, la regrettée Lorraine Hunt, la voix manque un peu de largeur et de volume et il faut attendre les derniers actes pour qu’elle donne enfin sa (pleine) dimension vocale au personnage, mais son incarnation très physique, sa déclamation subtilement nuancée, sa jeunesse aussi, donnent une vision touchante et empathique du personnage qui captive par sa profondeur. On admire ses capacités de « danseuse » dans le ballet des furies bien que faire danser le personnage soit un contresens dramaturgique. Médée n’est pas elle-même une furie, elle les invoque et les domine.
Médée à l'Opéra de Paris. Photographie © Élisa Haberer / OnP.
Autour d’elle, la distribution ne démérite pas. Dans le rôle de l’antipathique Jason, Reinhoud van Mechelen est techniquement impeccable malgré un timbre assez ingrat et une couleur qui est affaire de goût. Tour à tour vieille ganache militaire ou politicien sans scrupule, Laurent Naouri donne sa juste stature à Créon jusque dans la scène de folie ou se jouent de lui les fantômes suscités par Médée, un des divertissements chorégraphiques les plus réussis du spectacle. En Arcas, Gordon Bintner fait valoir une des voix les plus puissantes du plateau soutenue par une excellente articulation française, mais une émission un rien explosive et une ligne souvent bousculée. Lisandro Abadie joue avec brio son personnage d’as de la chasse aérienne. Une agréable Creüse, Ana Vieira Leite, aussi expressive que possible dans un rôle un peu informé d’oie blanche, et d’excellents seconds rôles, parmi lesquels on distinguera le délicat Amour de Julie Roset et la Nérine d’Emmanuelle De Negri, complètent un plateau très homogène.
La direction de William Christie a la tête de ses Arts Florissants dont les chœurs sont d’une parfaite homogénéité, se montre plus raffinée que franchement dramatique. Elle convient bien au personnage et à son drame tel que les dessine cette vision « moderne », globalement très réussie. Quelques fines bouches trouveront sûrement le tort de n’être pas absolument inédite et un peu trop « classique ». Pour une grande partie du public qui lui fait un beau succès, elle semble être apparue neuve et pleinement convaincante.
Représentations jusqu’au 11 mai.
Frédéric Norac
10 avril 2024
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Vendredi 12 Avril, 2024 1:56