« La Voix est libre » : le 45e festival d’Ambronay célèbre les voix (original) (raw)

11 octobre 2024 — Frédéric Norac

Avec six concerts consacrés à la musique vocale, essentiellement des xviie et xviiie siècles, le programme du dernier week-end du festival d’Ambronay 2024 répondait parfaitement au mot d’ordre qu’il s’était choisi : « La voix est libre ». Libre, certes, mais mieux encore, multiple et sans cesse renaissante comme le prouve cette programmation qui permet de découvrir, outre un large répertoire inédit, un grand nombre de jeunes voix et de jeunes ensembles, tous promis d’évidence à une belle carrière.

Les Argonautes à Ambronay. Photographie © Bertrand Pichène.Les Argonautes à Ambronay. Photographie © Bertrand Pichène.

Prélude musicologique : Händel / Lotti, par les Argonautes

Salle Monteverdi, 4 octobre.

Le week-end commençait par un concert commenté des Argonautes, ensemble du programme « Ambronay Jeunes Talents », réunissant des duetti de la période italienne de Händel et ceux d’Antonio Lotti dans une optique comparatiste et didactique. Avouons-le, si la volonté de donner au public des éléments d’approche est louable, le résultat n’est guère convaincant. Sinon parce qu’il prouve que contrairement à ce qu’affirme le directeur artistique de l’ensemble, Jonas Descotte, ce n’est pas la confusion entre les deux compositeurs qui monterait la réussite du concert, mais bien l’inverse. En faisant alterner les deux compositeurs, le programme ne fait en réalité que révéler ce qui les différencie. L’alternance du traitement « instrumental » de la voix où le texte n’est que support de la vocalise chez Händel et le style profondément ancré dans l’univers madrigaliste de Lotti où la variété des affects est servie par un discours musical au service du mot, sinueux et d’une extrême variété, laisse surtout l’impression que les deux compositeurs appartiennent à des ères musicales résolument différentes malgré l’admiration que pouvait vouer le premier au second. Chez Händel, clairement, la théâtralité des sentiments et la virtuosité ont remplacé l’intimité de l’expression. Il n’importe, les deux chanteuses — la soprano Camille Allerat au timbre extrêmement brillant et la mezzo Anouk Defontenay voix profonde et sombre — sont parfaitement à l’aise dans les deux registres. Du reste, si la virtuosité des interprètes n’est pas du tout en cause, c’est plutôt l’univers inventif de Lotti, dominé par la « sprezzatura », hérité de la génération précédente, qui nous a le plus séduit et l’on attend avec curiosité de découvrir le CD qu’ils ont consacré aux « Dixit Dominus » des deux compositeurs. Au plan instrumental, les quatre musiciens n’encourent aucun reproche, n’était que la bassoniste n’a aucun intérêt à troquer son instrument contre la flûte à bec, comme dans le morceau d’introduction, sauf à en perfectionner sa maîtrise.

Les Talens lyriques à Ambronay. Photographie © Bertrand Pichène.Les Talens lyriques à Ambronay. Photographie © Bertrand Pichène.

Musique infinie, voix céleste : Airs pour alto des cantates de Bach par Les Talens Lyriques

Abbatiale, 4 octobre

Dans la nouvelle génération des contre-ténors, Paul Figuier fait figure de valeur montante. Timbre prenant, aigu pénétrant, médium solide, sa voix s’épanouit particulièrement dans les grands spianati mélodiques avec une longueur de souffle et une facilité pour atteindre au plus haut du registre qui lui vient sans doute de ses origines de soprano enfant. Mais il maîtrise également la vocalise rapide et les sauts de registre à la perfection, même si le grave reste tout de même peu sonore. Avec de tels atouts, on s’étonne de la retenue, voire de la timidité avec lesquelles il aborde les deux premiers airs de ce concert qui fait alterner sinfonias avec airs d’alto des cantates de Bach. Il faut attendre le troisième, « Schläfert allen Sorgenkummer », BWV 197, pour que le chanteur commence à se libérer tout à fait et que l’interprète jusque là très surveillé succède enfin au technicien. Il y est rejoint par la deuxième vedette de ce concert, le hautboïste Gilles Vanssons dont la sonorité et la tenue du souffle sont absolument époustouflantes et dont chacune des interventions dans ce programme d’une heure trente est une pure délectation. Dans un ensemble d’une remarquable homogénéité, se distingue également le premier violon de Benjamin Chénier. Discret, mais présent, Christophe Rousset à l’orgue n’a guère à faire pour tenir la cohérence de ses Talens Lyriques unis par une expérience qui désormais s’élargit jusqu’au répertoire romantique. La traversée de ce legs unique d’airs rivalisant de beauté se termine sur un bis extrait de l’Oratorio de l’Ascension, « Ach bleibe doch, mein liebsten Leben » que Bach réutilisera pour l’Agnus Dei de sa Messe en si. Trop beau pour s’achever ainsi le premier bis en appelle un second qui sera une reprise du dernier air, l’obsédant « Vergnügte Ruh, beliebte Seelenlust », BWV. 170 qui semblerait pouvoir s’étirer jusqu’à l’infini. Pour le soliste, ce programme constituait une première et fait espérer d’entendre un jour le contre-ténor dans les parties d’alto des grands chefs-d’œuvre de Bach, Passions et Messe en si.

L'Assemblée à Ambronay. Photographie © Bertrand Pichène.L'Assemblée à Ambronay. Photographie © Bertrand Pichène.

Allégories pastorales : Quatre saisons vocales, Benedetto Marcello par L’Assemblée

Abbatiale, 5 octobre

La postérité a surtout retenu de Benedetto Marcello, compositeur vénitien, sa musique instrumentale, notamment pour le hautbois et le violoncelle, et son pamphlet, Il Teatro alla moda où il s’en prend aux mœurs théâtrales de son époque et particulièrement au monde de l’opéra. Ses œuvres vocales sont assez rarement données. Avec Il Pianto e riso delle quattro stagioni, c’est une véritable découverte que proposaient Marie Van Rijn et son ensemble L’Assemblée. Cet oratorio religieux, composé en 1731 dans les dernières années de la vie du compositeur, touché par une révélation fortuite qui le plongea dans la dévotion, met en scène quatre personnages allégoriques, Les Saisons, déplorant dans la première partie la mort d’un personnage important jamais nommé et dont seul l’Hiver semble ignorer l’identité. Il s’agit en fait de la Vierge dont l’Assomption, annoncée par l’Été et célébrée par le Printemps dans la seconde partie, va donner lieu à son tour à des réjouissances, mais aussi à une sorte de concours entre les quatre figures, chacune se considérant comme le plus proche de la Sainte par les circonstances de sa vie. Sur ce livret, plutôt mince et à la rhétorique quelque peu tirée par les cheveux, attribué à un certain Giulio Vitteleschi, Marcello a composé une musique agréable, et poétique où l’auditeur moderne pourra trouver une pointe d’humour sinon d’ironie. Au plan formel l’œuvre se développe dans le langage commun de son époque pour les airs, mais se révèle parfois très inventive, notamment dans les ensembles, comme ce duo qui réunit l’Automne (ténor) et l’Hiver (basse) ou ces airs qui font intervenir le chœur. Pour cette production le chœur était assuré par les quatre solistes ce qui enlève sans doute un peu d’ampleur et de magnificence aux pièces où il intervient. D’un bon quatuor, on retient le ténor puissant et nuancé de Cyril Auvity, (L’Automne), la mezzo très musicale de Marielou Jacquard (L’Été) et le jeune baryton Thierry Cartier (L’Hiver), frais émoulu de ses études, mais dont la voix est plus que prometteuse. Remplaçant Gwendoline Blondeel quasiment au pied levé, Camille Poul offre au Printemps une voix large et puissante, peut-être un peu trop dramatique pour ce personnage tout de légèreté et de fraîcheur. Le petit ensemble de cordes, huit instrumentistes sous la direction de Marie van Rijn assurant les récitatifs au clavecin, donne le meilleur dans des ritournelles orchestrales formellement très inventives, en guise de bis, l’ensemble donne la version arrangée pour voix du Printemps des Quatre Saisons de Vivaldi, sans doute comme un clin d’œil à l’inimitié entre les deux compositeurs, Vivaldi étant une des cibles de Marcello dans son Teatro alla moda...

L’Arpeggiata, et Philippe Jaroussky à Ambronay. Photographie © Bertrand Pichène.L’Arpeggiata, et Philippe Jaroussky à Ambronay. Photographie © Bertrand Pichène.

« Passacaille de la folie » : Philippe Jaroussky, L’Arpeggiata, Cristina Pluhar

Abbatiale, 5 octobre

Si une voix est libre dans cette programmation, c’est bien celle de Philippe Jaroussky. Aux abords de la cinquantaine, s’il reste une des personnalités les plus affirmées dans son type de voix, le contre-ténor a perdu un peu de son émail, surtout dans la partie centrale de la tessiture qui ne fut jamais du reste la partie la plus timbrée de son registre. Les airs de cour français (Boësset, Gabriel Bataille, Henry de Bailly, Pierre Guédron, Moulinié) dont certains dans le plus pur style espagnol, qui composent la première partie d’un programme traversant toute l’Europe, de la fin du xvie au tout début du xviie siècle, en souffrent un peu, au moins pour ce qui regarde la clarté de l’articulation. Il faut attendre la partie italienne, et les tessitures situées dans la partie la plus aiguë de sa voix pour qu’elle s’épanouisse de nouveau miraculeusement et retrouve ces sonorités pénétrantes et célestes de quasi-sopraniste qui l’ont toujours caractérisée. L’interprète désormais supplée le chanteur, voire même le dépasse, avec une approche syncrétique de la musique qui, tout en maîtrisant à la perfection les différents styles, les transcende et fait siennes toutes ces pièces, avec un jeu permanent sur l’improvisation, les ornements, les ports de voix, les cadences, allant jusqu’à faire swinguer Monteverdi dans un étonnant « Ohime ch’io cado », mais se montrant par ailleurs parfaitement « respectueux » dans le lamento de l’Orfeo de Rossi ou dans la berceuse d’Arnalta du Couronnement de Poppée, auquel il donne une tonalité réellement amoureuse, lui qui fut il y a une douzaine d’années un extraordinaire Nerone dans le même opéra. Il est merveilleusement accompagné par les musiciens de L’Arpeggiata qui forment un demi-cercle au milieu duquel, presque sans solution de continuité, il vient régulièrement se produire. L’ensemble crée pour lui un écrin coloré plein de surprises, offrant d’inventives transitions à chaque air dont on finit par oublier si elles sont la coda de la pièce qui s’achève ou le prélude de celle qui commence. Si chacun des huit instrumentistes à qui la cheffe Cristina Pluhar, présence discrète, offre un moment d’improvisation, serait à citer, on retiendra surtout le cornet à bouquin de Doron Sherwin avec lequel le chanteur dialogue et joue à rivaliser et qui est en quelque sorte comme la seconde voix de ce récital. Une des très grandes réussites du programme tient dans cette richesse de sonorités que réussit à produire un ensemble de seulement huit instrumentistes dont la complicité est patente. Malicieux et empathique, le chanteur joue avec eux et avec le public, se lançant dans un fandango pour conclure une pièce espagnole. Après un sublime, mais également très vivant « Music for a while », les bis étaient comme toujours sujets à expectative. Après un « Besame mucho » où il se fait « latin lover » et où le rejoint impromptu la gambiste Lixiana Fernandez avec une voix extraordinairement grave aussi rauque que sensuelle, c’est carrément le répertoire de la chanson française que le chanteur, avec un certain goût de la provocation (nous sommes dans une abbatiale, ne l’oublions pas), aborde et son « Déshabillez-moi », emprunté au répertoire de Juliette Greco, plein de fantaisie et d’humour, fait un effet bœuf parmi un public conquis qui lui fait à juste titre un triomphe mérité.

La Palaine à Ambronay. Photographie © Bertrand Pichène.La Palatine à Ambronay. Photographie © Bertrand Pichène.

Les Italiens à Paris : Dans l’ombre de Lully, La Palatine

Abbatiale, 6 octobre

Le programme de l’ensemble La Palatine (ainsi nommé en référence à la fameuse Princesse, seconde épouse de Monsieur et belle-sœur de Louis xiv) se veut une évocation des influences de l’Italie sur la France et de sa réciproque. On se représente à tort le règne de Louis xiv uniquement dominé par la figure de Lully et l’opéra français. L’Italie et ses compositeurs ont toujours conservé un pied en France et exercé leur Influence jusqu’à ce que la Régence ne leur ouvre de nouveau toutes grandes ses portes et que Philippe d’Orléans, lui-même compositeur, ne fasse venir auprès de lui des compositeurs italiens comme Jean-Baptiste Stuck. Ce Livournais de naissance s’essaya à la tragédie lyrique comme Méléagre ou Polydore, récemment enregistré par Gyorgy Vashegyi. On sait bien sûr que c’est Mazarin qui introduisit l’opéra italien en France avec le Serse de Cavalli et l’Orfeo de Luigi Rossi et que c’est l’opéra florentin qui servit de base à Lully dans son élaboration de la tragédie en musique à la française. Mais on ignorait jusque là l’existence d’un certain Theobaldo di Gatti, auteur de plusieurs tragédies en musique françaises (Scylla, Coronis) ou encore celle de la compositrice vénitienne, Antonia Padoani Bembo, réfugiée en France et protégée par Louis xiv dont malheureusement le « Miserere » annoncé dans le programme n’a pas pu être donné en entier en raison de sa longueur. Ajoutons-y Paolo Lorenzani et ses cantates, et on verra que le paysage musical du règne du Roi-Soleil n’était peut-être pas aussi uniforme qu’on le pense. Figurait bien sûr à ce programme les œuvres de Campra, et de Michel de La Barre, tous deux très influencés par la musique italienne. Il revenait à Marie Théoleyre, grande voix lyrique qui s’épanouit pleinement dans les airs d’opéra, de défendre ce programme très original. Elle est soutenue par un petit ensemble où l’on retrouvait de nouveau Josef Zak au premier violon, tandis que Guillaume Haldenwang au clavecin en assurait la direction. En guise de bis, la soprano interprétait elle aussi une chanson, mais dans un registre mélancolique et retenu, dédiant ce « Septembre » de Barbara à la mémoire de son compagnon, le luthiste Nicolas Wattine, décédé en décembre dernier dans un accident de montagne. Un moment d’émotion poignant qui n’empêche pas de remarquer le talent de l’interprète dans un répertoire qu’elle semble connaître et aimer.

L'ensemble Cantoria à Ambronay. Photographie © Bertrand Pichène.L'ensemble Cantoria à Ambronay. Photographie © Bertrand Pichène.

Una fiesta espanola ! : Cantoria, Jorge Losana

Abbatiale, 6 octobre

Un aussi beau et riche week-end ne pouvait se terminer que sur une note festive. Et c’est un peu « Noël en octobre » que proposait l’ensemble Cantoria, avec un répertoire entre musique savante et inspiration populaire, reflétant la jubilation religieuse du xviiie espagnol. Si le plaisir de cette musique colorée et rythmée peut se suffire à lui-même, on regrette tout de même de manquer un peu d’éléments musicologiques, notamment des paroles chantées, pour la replacer dans son contexte. Dans l’ensemble instrumental qui accompagne les huit chanteurs auxquels s’ajoute le ténor Jorge Losana qui en est également le chef, les deux guitares baroques et les percussions se taillent la part du lion. Un seul instrument à vent, la doulciane, vient par moment ajouter sa note grave, douce et profonde à un ensemble brillant. Les huit solistes s’unissent dans une parfaite homogénéité pour les parties chorales, mais manquent un peu de puissance lorsqu’ils interviennent seuls à l’arrière de l’ensemble. Parmi les compositeurs, peu de noms connus, à part Joan Cererols et Sebastian Duron (dont le Poème harmonique a révélé la zarzuela Coronis en 2019). Les citer n’avancerait à rien et sans doute un CD viendra-t-il à point pour en savoir un peu plus. Pour notre part, au milieu de ce brillant feu d’artifice, nous retiendrons ce moment de grâce que constitue le « Soberana Maria », de Mateo Romero, d’évidence une prière à la Vierge, que viennent assumer tour à tour les différents chanteurs en diverses formations.

Les voix animées à Ambronay. Photographie © Bertrand Pichène.Les voix animées à Ambronay. Photographie © Bertrand Pichène.

« Gilgamesh » et « Charlot, Octave et Bobine »

Salle polyvalente, 5 et 6 octobre

Le festival d’Ambronay ne serait plus le même sans les spectacles destinés au public familial qui en élargissent un peu l’auditoire. Ceux de ce dernier week-end méritent mention. Le premier, « Gilgamesh/Mélodies de la mémoire » est une création originale. Elle associe l’Ensemble None (la clarinettiste Martine Parmentier et la percussionniste Mayumi Hiromatsu Guicherd) à la comédienne Yoanna Marilleaud dans une évocation entièrement en musique de la légende de Gilgamesh, sur une partition originale de Benoît Dantin. En se basant sur le récit mésopotamien, Marine Garcia Garcier a élaboré un texte au langage tout à fait contemporain susceptible d’être reçu par les enfants. La comédienne l’interprète avec toute la gouaille voulue, dans une performance corporelle entre clown et mime ; aussi spectaculaire que pleine d’humour.

Le second spectacle associe cinéma et musique vocale dans une démarche très originale. L’ensemble Les Voix animées, quatre voix formées à la polyphonie et qui interprètent également la musique « savante », réalisent en direct la bande-son de deux films de Charlie Chaplin, Charlot policeman (Easy street) et Charlot s’évade, The Adventurer) de 1917. La partition élaborée par Alexis Roy convoque de nombreux tubes de la musique classique (Rossini, Wagner, Rimsky-Korsakov, etc., et beaucoup d’autres airs connus) et suit dans une parfaite synchronisation le rythme des deux films avec leurs courses poursuites, leurs mêlées bagarreuses et leurs moments poétiques, ajoutant çà et là quelques onomatopées, bribes de texte, surtout pour le premier, et renforçant ainsi la cinématographie et le discours du scénario pour un résultat particulièrement réussi et très réjouissant.

plume_07 Frédéric Norac 11 octobre 2024 facebook


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Vendredi 11 Octobre, 2024 22:15