Interroger le Devenir avec Nostradamus (original) (raw)

CORPUS NOSTRADAMUS 81 -- par Patrice Guinard Interroger le Devenir avec Nostradamus

"On d�lire le monde, on ne d�lire pas sa petite famille. Le d�lire est cosmique. On d�lire sur la fin du monde. On d�lire sur les particules, sur les �lectrons, pas sur papa-maman." (Deleuze, Ab�c�daire)

"L'oeuvre de Nostradamus comme la compr�hension astrologique, d�chiquet�es par les pitbulls de l'id�ologie, revivront lorsque le monde reconna�tra ce qui lie son histoire � son destin."

Une bonne partie des textes de Nostradamus est perdue. Les collectionneurs et bibliophiles n'ont pas jug� utile de conserver les publications annuelles, almanachs, pr�sages et pronostications, qui ont fait sa c�l�brit� et se sont vendues chaque ann�e par dizaines de milliers. Il n'en subsiste que quelques unica, autoris�s ou contrefaits. Les t�moignages directs sont rares et contradictoires, rarement impartiaux. De nombreux documents ont �t� vol�s ou d�truits. Et les �crits du proven�al sont eux-m�mes ambigus et alambiqu�s. Si bien que travailler sur Nostradamus, c'est comme essayer de r�soudre un puzzle constitu� d'un nombre ind�fini de pi�ces sans bord, sans savoir s'il existe r�ellement un agencement final. Les bourdes et contre-sens guettent � chaque pas le bibliographe, le philologue, l'ex�g�te.

Mais Nostradamus fait r�ver. D�lirer. Les romantiques, et aussi les symbolistes h�las, n'ont pas su l'appr�cier -- et m�me parmi les opiomanes --, car il �tait encore trop vert pour leurs imaginaires. Avec le temps heureusement, qui aide � dissiper les fum�es de l'incompr�hension quand se r�duit en peau de chagrin ce qui vaut encore la peine d'�tre doctement partag�, les quatrains sont devenus comme une boisson enivrante qui fascine et refascine les esprits attentifs.

Les d�sillusionn�s du sensationnel et, parmi les d�senchant�s, ceux qui se sont crus proph�tes � la place de l'oracle, de Chavigny d�j� avec ses doutes et arri�re-pens�es jusqu'aux plus piteux et ternes envieux devenus incr�dules par n�cessit� et hantise de leurs contre-performances, tous se pr�cipitent dans la fosse sceptique avec bagages et fanfares, s'y vautrant entre d��us : qui historien arrogant, qui bidasse de la petite raison, faute d'avoir su percevoir les signes � explorer et � vivre. D'autres rabat-joie croient avoir d�cel� dans quelques bouts de texte des connotations � des �v�nements post�rieurs � la publication des Proph�ties et vont rechercher dans des r�impressions tardives de pr�tendus mod�les aux premi�res �ditions qu'ils supposent antidat�es. Deux types de sceptiques, comme baudets �lev�s � la m�me �table, mais qui, cheminant dans les m�mes sentes, tirent en sens inverse !

Les quatrains �garent la raison commune et provoquent ses aboiements, faute de comprendre que le langage oraculaire est par nature m�ta-phorique, m�ta-temporel et m�ta-rationnel. Il d�passe les formes usuelles d'expression, l'appr�hension commune de l'�coulement temporel, et les rep�rages habituels de la raison.

Le quatrain nostradamien n'a pas seulement trait au futur, mais rel�ve aussi du pass� et du possible ; il n'est v�ridique que dans la superposition d'au moins deux plans temporels, l'un issu d'un pass� suppos� connu mais aussi en partie oubli�, l'autre tendant vers un devenir qui ne saurait que s'accomplir, le temps aidant. C'est pourquoi l'�nonc� po�tico-proph�tique du quatrain n'est pas falsifiable : il demeure dans l'attente de son �claircissement, lequel jaillit pr�cis�ment de la superposition de ces deux plans temporels qui sont ses plans d'immanence.

Personnellement, je me fiche de l'�v�nementiel historique comme du futur et de sa pr�diction. M�me le pr�sent m'indiff�re. Ce qui captive, c'est la dimension intemporelle du quatrain oraculaire, sa propension � faire na�tre la compr�hension du trouble mondain. Le quatrain est une image ou un reflet de l'esprit d�vor� par l'ext�riorit� chaotique du monde et qui attend que le sens l'illumine. Et en cela, l'intentionnalit� proph�tique de Michel de Nostredame est � placer tr�s au-dessus des plus brillantes fac�ties de Rabelais, ou de l'intelligence rembrunie d'un Montaigne.

Car le quatrain ne se d�voile que dans l'entrecroisement de ses propres m�taphores. Si les quatrains ne cessent de fasciner, ce n'est pas parce qu'ils disent l'histoire du monde, mais parce qu'ils peignent l'�tat de l'�me plong�e dans le chaos du monde. Seule l'int�riorisation du chaos r�v�le l'intention m�taphorique du po�me oraculaire. Le contresens dans lequel sont tomb�s les interpr�tes est pr�cis�ment celui consistant � croire que Nostradamus d�peint une ext�riorit� ind�pendante de l'esprit qui la saisirait. Comme l'�nonce judicieusement G�rard Lambin � propos de Lycophron (ca. 320-270 BC), l'anc�tre grec des pr�dictions obscures et inspir�es : "La m�taphore n'est pas seulement pr�sente au niveau microstructural, tout est m�taphore, parce qu'il s'agit moins d'atteindre un au-del� et un en de�� du pr�sent, "ce qui sera et ce qui fut", comme les devins ou le po�te h�siodique, qu'un au-del� ou un en de�a des mots."(Alexandra, 2005, p.218).

Les Proph�ties d�peignent l'�garement de l'�me face � l'absurdit� du chaos politico-�conomique et de la violence sociale et �tatique qui marquent les derniers �mois d'une modernit� � bout de souffle. Nostradamus en avertit son lecteur dans la pr�face � son Almanach pour l'an 1556 : "La chose la plus difficile de ce monde est non moins avoir congnoissance de soy mesme que de voir un Tyran envieillir". Le pr�cepte socratique et les r�gles de conduite sto�ciennes ne suffisent plus � apaiser la conscience plong�e dans le tourbillon des outrances du pouvoir et de l'asservissement collectif. Car les tyrans d'aujourd'hui sont ces collectifs impersonnels et sans visage, ces monstres sourds intervenant par paperasseries, r�pondeurs et robots interpos�s.

La seule issue, pr�conis�e par le philosophe de Salon, est de montrer par la vision, que cette folie infra-humaine n'a qu'une seule issue, celle qui reconduit au n�ant l'agitation opportuniste des profiteurs et des sangsues. La premi�re pr�face aux Proph�ties en donne l'�ch�ance : ni en 3797 comme le recopient les ignorants du texte, ni m�me en 2242 comme l'indiquent les lectures superficielles, mais d�s 2065, c'est-�-dire demain. Nostradamus ne croyait ni au pouvoir, ni au sexe, ni � l'argent, ni m�me � la puissance de l'intellect : il ne croyait qu'en l'esprit, et c'est pourquoi il est des n�tres, quelque part entre H�raclite et Nietzsche, entre Spinoza et Platon.

La surr�alit� de la vision nostradamienne est � la fois �pileptique, cyclique et apocalyptique : �pileptique en v�hiculant des instantan�s, cyclique en les illustrant par leurs phases et r�p�titions, apocalytique en en tra�ant la direction et le destin. Nostradamus est po�te de l'histoire et philosophe de l'historicit�, il est encore le visionnaire de l'immanence des histoires dans l'histoire. Une histoire qui �pouse les trois dimensions de la temporalit� : le Moment, le Retour, la Spirale (cf. ma th�se de 1993, et au CURA : L'ordre cyclique temporel).

Le style du proven�al illustre le caract�re imminent de la catastrophe. L'omission des mots de jonction et des articulations d�stabilise la syntaxe. La charge �motionnelle de l'�nonc� r�sulte de termes entrechoqu�s sans liaison apparente. La plasticit� ou l'absence m�me de plan de r�f�rence imm�diat plonge la conscience dans une recherche d�sorient�e, plus ou moins affol�e, non du sens des vocables dans un cadre donn�, mais d'une polys�mie g�n�r�e par la d�liquescence et l'effondrement m�me de toute r�f�rentialit�, lesquels n'op�rent pas seulement d'un quatrain � l'autre, mais � l'int�rieur d'un m�me quatrain. Alors le caract�re in�luctable du devenir surgit de la confusion des dimensions temporelles de l'�nonc� : si le destin est annonc� avec certitude, c'est que la conscience d�stabilis�e plonge ses racines dans un quotidien incertain.

Le texte et ses mondes d�finissent l'univers du texte, auto-r�f�rentiel un peu comme chez Saint-John Perse ou Mallarm�. Mais l'univers des_Proph�ties_ est fantasmagorique car d�clench� par des �l�ments improbables appartenant � des mondes diff�rents, comme chez J�r�me Bosch ou dans les deuxi�me et troisi�me phases d'�volution du Spha�ros d�crit par Emp�docle. Car l'atrocit� de la modernit� n'est que le reflet surr�el de notre int�riorit� d�boussol�e. Alors il est nul besoin d'enfer, car le regard commun est pr�cis�ment l'enfer, comme l'est toute conscience vou�e � son ind�racinable �go�t�.

A l'heure o� certaine philosophie dite post-moderne s'interroge sur la fin de l'histoire, sur l'av�nement d'une civilisation panique rong�e par l'agitation et le d�racinement, sur l'int�gration d'une dimension catastrophiste dans les consciences, sur l'�re palpable et annonc�e des d�sastres, ou plut�t du d�sastre comme composante de la conscience sociale, obs�d�e par la f�brilit� brownienne qui l'entra�ne vers sa propre liqu�faction, il convient d'en revenir aux Proph�ties. Car il n'est plus grand chose qui m�rite l'appellation d' "historique" : et c'est pourquoi Nostradamus ne nomme que tr�s peu d'acteurs du spectaculaire moderne, mais leur pr�f�re les Annibal, C�sar et Sylla de l'antiquit� romaine. Le novum, th�me principal des quatrains, qui d�signe le retour de l'authentique oubli� dont la m�moire aura conserv� l'empreinte improbable, doit en passer par toutes sortes de fl�aux pour que se r�g�n�re la pristine v�rit� dans sa dimension essentielle, � savoir celle qui aura cess� de cautionner la dimension spectaculaire et glauque, � la fois bruyante et morbide, de toute ext�riorit� fabriqu�e.

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Patrice Guinard: Interroger le Devenir avec Nostradamus
http://cura.free.fr/dico8art/711Bidn81.html
28-11-2007 ; updated 28-04-2018
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