Jeanne d'Arc - Henri Wallon (original) (raw)

Livre VI - ROUEN - Les juges I - Le marché - p. 1 à 20

a Pucelle, prisonnière du bâtard de Wandonne, fut menée au camp de Margny, où bientôt accoururent, poussant des cris de joie, tous les chefs anglais et bourguignons, et après eux le duc de Bourgogne, arrivé trop tard pour la bataille. Que lui dit-il ? Que lui dit Jeanne elle-même ? Monstrelet, présent à l'entrevue, n'en a point gardé le souvenir. Le duc était du sang de France, et Jeanne,à plusieurs reprises, lui avait écrit pour le ramener au roi; mais depuis la campagne de Paris, elle n'espérait plus le détacher des Anglais que
par la force. — Le bâtard de Wandonne étant de la compagnie de Jean de Luxembourg, c'est à ce prince que Jeanne appartenait. Après trois ou quatre jours passés au camp, il l'envoya à son château de Beaulieu, jugeant peu sûr de la retenir si près de la ville assiégée (1).

Ce n'étaient pas seulement les assiégés que le sire de Luxembourg devait craindre, s'il voulait garder la captive dont le droit de la guerre l'avait fait maître. La Pucelle avait été prise le 24 mai 1430. Le 25 on le sut à Paris. Dès le 26, le vicaire général de l'Inquisition adressait au duc de Bourgogne un message, que dut accompagner ou suivre de bien près une lettre de l'Université, conçue dans le même sens : lettre perdue, mais rappelée dans une autre qui est conservée au procès. L'Université priait le duc de livrer Jeanne, comme idolâtre, à la justice de l'Église; l'inquisiteur la réclamait en vertu de son office, et « sur les peines de droit, » invoquant l'obligation formelle de « tous loyaux princes chrétiens et tous autres vrais catholiques d'extirper toutes erreurs venans contre la foi. » Mais il y avait, derrière l'Inquisition et l'Université, une puissance bien autrement redoutable pour la Pucelle, je veux dire les Anglais. Ils voyaient en elle la cause unique de leurs revers, et ce n'était point assez pour leur sécurité que de savoir aux mains des Bourguignons celle qui avait relevé la fortune de la France. Comment douter que Charles VII ne sacrifiât, s'il le fallait, le meilleur de son royaume, pour recouvrer celle qui l'avait sauvé d'une entière conquête et promettait de le reconquérir entièrement ? Et comment se flatter que le sire de Luxembourg résistât à ses offres ? Le comte avait repoussé leurs premières ouvertures : n'était-ce pas dans l'espoir d'avoir de Charles VII un meilleur prix ? Pour la lui disputer, il fallait aux Anglais plus que de l'argent : il leur fallait l'autorité de la religion mise au service de leurs intérêts. C'est par l'Église qu'ils tentèrent de la prendre, comme c'est par elle qu'ils la voulaient frapper : entreprise d'une hypocrisie infernale, où ils déployèrent assez d'habileté, sinon pour égarer le sentiment populaire, au moins pour donner le change à certains esprits trop prompts à relever comme idées nouvelles des apparences dont le bon sens public a de tout temps fait justice (2). Si l'on en croit, en effet, non point le savant éditeur des procès de Jeanne d'Arc, mais des interprètes un peu téméraires des documents qu'il a réunis, les Anglais seraient, pour ainsi dire, étrangers à la conduite de cette affaire ; c'est l'affaire de l'Église de France et de l'Université de Paris. C'est l'Université qui a eu l'idée du procès; c'est un évêque français qui l'exécuta, assisté de docteurs en théologie et autres juges parmi lesquels on trouve à peine un nom anglais : les Anglais y assistaient en simples spectateurs. Voilà
la thèse : mais il est bien difficile de la soutenir quand on rejette les apparences pour aller au fond des choses. Assurément on ne doit pas laisser aux Anglais tout l'odieux de ce grand crime. Il y avait en France tout un parti lié à eux par nos troubles civils. Charles VII était pour les Bourguignons l'homme des Armagnacs ; la Pucelle, nous ne voulons pas dire par quel blasphème impur ils la disaient des Armagnacs. Ils la détestaient donc, et les haines civiles ne sont pas moins vives que les haines nationales. Mais sur un point où l'orgueil et la fortune de l'Angleterre étaient tenus en échec, la haine des Anglais ne le cédait point aux haines civiles de la France : elle sera là pour les entretenir, les guider, et y suppléer au besoin. Il ne fut pas nécessaire qu'on suggérât aux Anglais l'idée de ce procès. Si l'Inquisition, si l'Université de Paris l'exprimèrent au lendemain de l'affaire de Compiègne, eux-mêmes, on le peut dire, l'avaient eue dès la veille de la délivrance d'Orléans, quand ils répondaient aux sommations de la Pucelle en menaçant de la brûler dès qu'ils l'auraient : on ne brûle pas des prisonniers de guerre. Dès l'origine, ils étaient donc résolus à la faire juger comme hérétique et comme sorcière. Pour accomplir leur résolution, ils n'eurent qu'à prendre les instruments qu'ils trouvaient tout prêts à les servir.

Les Anglais n'ont pas eu seulement la première idée de ce procès : ils en ont eu la direction.
Pour juger la Pucelle, il la fallait avoir. Pour l'avoir, comme pour la juger, ils employèrent un homme à eux, Pierre Cauchon, évêque de Beauvais.
Pierre Cauchon paraît dans le procès l'organe le plus accrédité de l'Université de Paris. Dès le temps de Charles VI, en 1403, il avait été appelé
par les suffrages de ce corps aux fonctions de recteur, et, vingt ans plus tard (1423), il était devenu le conservateur de ses priviléges. Attaché au parti de Bourgogne jusqu'à compter parmi les Cabochiens, aidé dans sa carrière par le crédit de la faction, archidiacre de Chartres, vidame de Reims, chanoine de la Sainte-Chapelle, membre du grand conseil, il était parvenu au siége important de Beauvais, l'une des six pairies ecclésiastiques, sur la recommandation toute-puissante de Philippe le Bon, et il avait embrassé avec lui la cause des Anglais, ce qui lui avait valu de nouvelles faveurs. Henri V l'avait nommé aumônier de France, et l'on a vu avec quel zèle il avait cherché à conserver Reims à Henri VI. Les circonstances l'avaient plus
que jamais jeté dans cette voie, en associant aux intérêts de l'Angleterre ses intérêts et ses ressentiments. Lui qui avait voulu retenir Reims à la cause anglaise, il n'avait pas su garder Beauvais, son propre siége. Il en avait été chassé par un mouvement du peuple en faveur de Charles VII. Réfugié à Rouen, il convoitait ce siége archiépiscopal, vacant alors, et il ne pouvait l'attendre que de l'intervention du roi d'Angleterre auprès du pape. — Ce fut lui que les Anglais choisirent pour se faire livrer et pour juger la Pucelle (3).

La Pucelle avait été prise dans le diocèse de Beauvais, et à ce titre relevait de l'évêque du lieu. Pierre Cauchon n'eut garde de s'excuser de son absence : le siége d'où il était chassé lui offrait le moyen d'arriver à l'autre; l'ambition et l'esprit de vengeance conspiraient en lui au profit des volontés de l'Angleterre. S'étant concerté avec l'Université de Paris, il vint, le 14 juillet, au camp de Compiègne, et réclama du duc de Bourgogne la prisonnière, comme appartenant à sa justice : il présentait à, l'appui de sa demande les lettres adressées par l'Université de Paris au duc et à Jean de Luxembourg. La main qui dirigeait tout se trahissait d'ailleurs dans sa requête. Cette requête était accompagnée d'offres pécuniaires : un évêque n'offre pas de l'argent pour juger ceux qui sont de sa juridiction. Aussi l'offre était-elle faite purement et simplement au nom du roi d'Angleterre : « Et combien, dit l'évêque, qu'elle ne doive point être de prise de guerre, comme il semble, considéré ce que dit est; néanmoins, pour la rémunération de ceux qui l'ont prise et détenue, le roi veut libéralement leur bailler jusques à la somme de VI mil francs, et pour ledit bâtard qui l'a prise, lui donner et assigner rente pour soutenir son état, jusques à II ou III cents livres. » Il finit même, en terminant sa lettre, par offrir 10 000 francs, somme au prix de laquelle, selon, la coutume de France qu'il invoquait, le roi avait le droit de se faire remettre tout prisonnier, fût-il de sang royal (4).

Jean de Luxembourg était de cette illustre maison qui avait donné des rois à la Bohême, à la Hongrie, et des empereurs à l'Allemagne; mais il était cadet de famille, peu apanagé, attendant tout du duc de Bourgogne et de la guerre entreprise au profit des Anglais. Pour le soutenir contre ces obsessions, il eût fallu que Charles VII fît des démarches, des offres même ; il eût fallu aussi que le clergé, qui avait reconnu la mission de la Pucelle, fit voir que toute l'Église n'était pas du côté de ceux qui la voulaient juger. Or, il n'y a nulle trace d'aucun acte de cette nature. Charles VII demeure immobile, et son clergé se tait. Je me trompe : on a l'extrait d'une lettre du chancelier Regnault de Chartres, archevêque de Reims, aux habitants de sa ville épiscopale. Il leur annonce la prise de la Pucelle, et y veut voir comme un jugement de Dieu, « comme elle ne vouloit croire conseil, ains (mais) faisoit tout à son plaisir. » Il leur apprenait, par une sorte de compensation, « qu'il étoit venu devers le roi un jeune pastour, gardeur de brebis des montagnes de Gévaudan, en l'évêché de Mende, lequel disoit ne plus ne moins que avoit fait la Pucelle, et qu'il avoit commandement d'aller avec les gens du roi et que sans faute les Anglois et les Bourguignons seroient déconfits. » Bien plus, « sur ce que on lui dit que les Anglois avoient fait mourir Jeanne la Pucelle, le pastour répondit que tant plus il leur en mescherroit (arriverait malheur), et que Dieu avoit souffert prendre Jeanne, pour ce qu'elle s'étoit constituée en orgueil, et pour les riches habits qu'elle avoit pris, et qu'elle n'avoit fait ce que Dieu lui avoit commandé, ains avoit fait sa volonté. » Ainsi ce n'étaient pas seulement les Anglais et les Bourguignons qui triomphaient de la chute de la Pucelle ; c'étaient les conseillers de Charles VII ! La Pucelle succombait, parce qu'elle ne les avait point écoutés. Dieu avait jugé : un envoyé plus docile (aux conseillers, on le peut croire) venait prendre sa place, et c'était de la réprobation de Jeanne qu'il faisait les préliminaires et comme le fondement de sa mission. Les Anglais avaient donc bien eu tort de tant craindre d'être traversés dans leurs négociations : Charles VII n'avait garde de leur faire concurrence. Que s'ils poussaient leur haine jusqu'au bout, s'ils faisaient mourir Jeanne d'Arc, tant mieux encore, puisque, d'après le « jeune pastour » de l'archevêque de Reims, « tant plus il leur en mescherroit (5). »

Le sire de Luxembourg céda, et l'évêque revint avec joie en apporter la bonne nouvelle à ceux qui l'avaient envoyé. C'est l'Angleterre qui payait, mais c'était la Normandie et les pays de conquête qui en devaient donner l'argent; on en répartit la somme par surcroît à l'impôt que ces provinces devaient fournir pour une levée de soldats : la Pucelle valait bien sans doute une armée. Au mois d'août, le marché étant conclu, les États de Rouen votent le subside ; le 2 septembre, le roi ordonne qu'il soit réparti et levé avant la fin du mois; et le 24 octobre, en vertu des lettres royaux datées du 20, le trésorier de Normandie fait acheter la monnaie d'or qui doit solder le prix de la Pucelle (6).

Le marché faillit manquer par certains incidents qui n'avaient pas été prévus au contrat. Jeanne avait subi avec courage l'épreuve si dure de la captivité. Si l'événement de Compiègne, qui comblait de joie tous ses ennemis, avait, jusque parmi les siens, donné satisfaction aux jaloux etébranlé les faibles, il n'avait pas diminué sa foi. Sa captivité lui avait été prédite, et ses saintes ne l'avaient point abandonnée. Elle se résignait dans la confiance que son oeuvre étant de Dieu ne souffrirait point de son propre échec; et quelques succès obtenus par les Français avaient pu la consoler dans sa prison. Barbazan, devenu gouverneur de Champagne, uni au duc de Bar, avait naguère battu les Bourguignons à Chappes, non loin de Troyes. Le sire de Gaucourt, gouverneur du Dauphiné, battit le prince d'Orange à Anton (sur le Rhône, 11 juin). Mais Compiègne était vivement pressée. Le comte de Huntington était venu remplacer Montgommeri devant la place, et le duc de Bourgogne avait fini par prendre le boulevard du pont, dont il retourna les défenses contre la ville. C'est peut-être à cette occasion que d'Aulon qui, pris avec Jeanne, avait obtenu de lui continuer ses services, lui dit un jour : « Cette pauvre ville de Compiègne, que vous avez tant aimée, sera cette fois remise aux mains et en la sujétion des ennemis de la France. — Non sera ! s'écriat-elle ; car toutes les places que le Roi du ciel a remises en la main et obéissance du gentil roi Charles par mon moyen, ne seront pas reprises par ses ennemis, en tant qu'il fera diligence de les garder. »

Elle-même comptait bien y travailler encore; elle se tenait toujours prête à reprendre sa tâche, et un jour, dans ce château même, elle crut en avoir trouvé l'occasion : elle faillit s'échapper à travers les ais de sa prison. Elle était déjà sortie de la tour, et, pour mieux assurer sa fuite, elle allait y enfermer ses gardiens, quand elle fut aperçue du portier qui la reprit (7).

De Beaulieu, où elle demeura trois ou quatre mois (mai-août), le sire de Luxembourg la fit passer en son château de Beaurevoir, près de Cambrai, à une distance du théâtre de la guerre qui devait rendre moins facile toute tentative soit d'évasion, soit d'enlèvement. Là résidaient la femme et la tante de ce seigneur; et Jeanne n'eut qu'à se louer de leurs soins : mais elle refusa les vêtements de femme que ces dames lui offraient, disant qu'elle n'en avait pas congé de Notre-Seigneur, et qu'il n'était pas temps encore. Si les habits d'homme lui étaient nécessaires dans la vie des camps, parmi les gens de guerre qui respectaient en elle l'envoyée de Dieu et la messagère de la victoire, l'étaient-ils moins parmi des ennemis dans l'isolement de la prison ? Jeanne put en faire l'expérience dans ce château même. Les jeunes seigneurs voulaient la voir et lui parler, et plus d'une fois elle eut à se défendre contre leurs indécents badinages. D'ailleurs elle ne croyait point sa mission terminée, et n'avait pas renoncé à ses projets de fuite. Le sire de Luxembourg les redoutait fort : il la tenait dans un donjon très-élevé, et il craignait encore qu'elle n'échappât par art magique ou par quelque moyen subtil (8).

Jeanne n'y mit point tant de subtilité. Elle savait qu'elle était vendue aux Anglais; elle savait que Compiègne tenait encore, mais sans être secourue : elle résolut de sauter du haut de la tour. Elle même a raconté les luttes qu'elle eut à soutenir contre l'inspiration à laquelle elle avait jusque-là toujours obéi. Vainement ses voix blâmaient-elles ce dessein périlleux ; vainement sainte Catherine lui répétait tous les jours que Dieu lui aiderait, et même à ceux de Compiègne : elle avait réplique à toute objection. Elle répondait que puisque Dieu y devait aider, elle y voulait être ; et comme la sainte lui disait de prendre patience, qu'elle ne serait point délivrée tant qu'elle n'eût vu le roi d'Angleterre, elle protestait qu'elle ne le voulait point voir, et qu'elle aimerait mieux mourir que d'être mise en la main des Anglais. Ce combat si pénible pour Jeanne durait déjà depuis longtemps, quand on lui dit que Compiègne était à la veille d'être prise, que la ville serait détruite et tous les habitants mis à mort depuis l'âge de sept ans. A cette nouvelle, elle s'écria : « Comment Dieu laissera-t-il mourir ces bonnes gens de Compiègne, qui ont été et sont si loyaux à leur seigneur ? » Dès ce moment elle n'écouta plus rien, et, se recommandant à Dieu et à Notre-Dame, elle sauta ou plutôt se laissa glisser par la fenêtre au moyen de lanières qui rompirent. Elle tomba et demeura sur la place sans mouvement; ceux qui la relevèrent la croyaient morte, et leurs craintes n'étaient pas sans vraisemblance : car on ne peut guère supposer à cette tour moins de soixante pieds de haut. Toutefois elle reprit ses sens; dans le moment elle avait perdu la mémoire : il fallut qu'on lui dît qu'elle avait sauté du haut du donjon. Elle fut deux ou trois jours ne voulant, ou plutôt, ne pouvant ni boire ni manger. Mais sainte Catherine, dit-elle, la réconforta ; elle la reprit doucement de son imprudence, elle lui dit qu'elle se confessât et demandât pardon à Dieu, ajoutant, pour la consoler, que Compiègne serait secourue avant la Saint-Martin d'hiver. Elle se prit donc à revenir et à commencer à manger, et en peu de jours elle fut guérie (9).

Le marché put donc avoir lieu, et l'accomplissement même de la parole donnée à Jeanne ne fit qu'en hâter l'exécution.

Compiègne, on l'a vu, était de plus en plus en péril. Au mois d'août, la mort du duc de Brabant (4 août) en avait éloigné le duc de Bourgogne, pressé d'aller recueillir la riche succession de ce prince après tant d'autres : mais il y avait fait revenir Jean de Luxembourg; et ce capitaine n'avait rien négligé pour imprimer au siége une marche plus rapide. Les assiégeants se tenaient encore sur une seule rive de l'Oise; les Anglais à Venette, les Bourguignons à la bastille du pont. Jean de Luxembourg fit élever deux autres bastilles sur la rivière vers le nord-est, dans la direction de Clairoix. Il y mit des hommes sûrs ; et lui-même passant l'Oise sur un pont que l'on fit à Venette, vint s'établir à l'abbaye de Royaulieu, entre la ville et la forêt; puis il fit construire, comme pour lui servir d'avant-poste, une grande bastille devant la porte de Compiègne qui menait à Pierrefond. La ville cette fois se trouvait donc enveloppée de toutes parts; mais au moment où il semblait qu'elle n'eût plus qu'à se rendre, elle eut le secours promis à Jeanne.

Le mardi 24 octobre, le maréchal de Boussac, Vendôme, Chabannes et Poton de Xaintrailles, se rassemblèrent à Verberie avec environ quatre mille combattants et des gens du pays, munis de haches et d'autres instruments pour rétablir les routes coupées ou obstruées par l'ennemi. Les assiégeants, à cette nouvelle, tinrent conseil, et laissant les bastilles à la garde de leurs capitaines, ils résolurent de réunir leurs principales forces au devant de l'abbaye de Royaulieu pour disputer le passage aux Français : c'est ce qu'ils firent dès le mercredi, 25, au matin. Les Français s'avancèrent en effet par le chemin qui longe la forêt et la rivière, et s'établirent à une portée et demie de flèche en face des Bourguignons. Mais en même temps cent hommes, détachés de leur corps, tournèrent la forêt en laissant Choisy à droite, pour porter de leurs nouvelles, avec quelques vivres à Compiègne. Deux à trois cents autres, sous Poton de Xaintrailles, s'engagèrent dans la forêt pour y prendre le chemin de Pierrefond, et tomber sur la grande bastille, pendant que les habitants, prévenus par la première troupe, l'attaqueraient de leur côté.


Le plan réussit en tout point. Tandis que les deux armées étaient en présence, les Anglais et les Bourguignons à pied, les Français à cheval, escarmouchant sans d'ailleurs s'engager, la première troupe entrait dans Compiègne par ce côté de Choisy où l'on était loin de l'attendre; et les habitants en conçurent tant d'ardeur, que sans plus tarder ils attaquèrent la grande bastille. Ils avaient été deux fois repoussés quand Poton de Xaintrailles, débouchant de la forêt par la route de Pierrefond, leur fut un signal de revenir une troisième fois à l'assaut : la bastille, pressée des deux côtés, est prise. Les chefs alliés avaient promis de lui venir en aide, si les assiégés profitaient de leur éloignement pour l'assaillir; mais ils craignirent d'être attaqués eux-mêmes, et dans des conditions peu favorables, s'ils abandonnaient leur position en face de l'ennemi. Ils demeurèrent donc toujours à pied, en ordre de bataille, sans doute derrière cette ligne de pieux aiguisés, dont les Anglais aimaient à s'entourer. Mais les Français, qui étaient restés à cheval, passant devant leur front sans s'arrêter à les combattre, se jettent dans Compiègne; et les habitants se joignant à eux, ils font à la hâte un pont de bateaux, franchissent l'Oise, enlèvent successivement les deux plus nouvelles bastilles, et attaquent même celle du pont, qui résista. Jean de Luxembourg et Huntington n'avaient rien empêché : ils étaient demeurés d'abord en position, pensant que peut-être l'ennemi reviendrait sur eux; le soir, voyant qu'ils ne seraient pas combattus, ils prirent le parti de retourner en leur logis, se promettant de revenir le lendemain se ranger en bataille devant la ville et d'obtenir meilleure journée. Mais le découragement avait gagné leurs troupes : il y eut des désertions pendant la nuit; et le matin (jeudi 26), au lieu de se rallier Huntington et les Anglais à Royaulieu, Jean de Luxembourg fut réduit à les aller rejoindre à Venette. Les Français demeuraient donc maîtres de la rive gauche de l'Oise. Ils pillèrent ce que les Bourguignons avaient laissé à Royaulieu, rompirent le pont de Venette, et portèrent tous leurs efforts contre la bastille du pont devant Compiègne. Il y avait pour les assiégeants peu d'espoir de s'y maintenir après tant d'échecs. Jean de Luxembourg et Huntington ordonnèrent au commandant d'y mettre le feu et de les rejoindre; puis Anglais et Bourguignons firent leur retraite sur Pont-l'Évêque « en petite ordonnance, » dit Monstrelet, abandonnant leur artillerie, bombardes, canons et coulevrines (10).

Compiègne échappait donc aux Bourguignons dans le temps marqué à Jeanne; mais Jeanne allait tomber aux mains des Anglais. Le sire de Luxembourg se vengea ainsi, et, du même coup, dédommagea ses alliés de leur commun échec. Il avait d'ailleurs éprouvé qu'une pareille prisonnière est de garde difficile, et malgré les résistances de sa tante, qui mourut en ces jours-là mêmes, il la livra (novembre 1430).

De Beaurevoir, on la mena à Arras, et de là au Crotoy, où elle fut remise (avant le 21 novembre) par les officiers du duc de Bourgogne aux Anglais, « lesquels en firent plus grant feste, dit une chronique bourguignonne, que s'ils eussent gagné tout l'or de Lombardie. » Le duc de Bourgogne qui avait besoin des Anglais pour se relever de l'échec de Compiègne, comme pour achever de s'affermir dans ses récentes acquisitions aux Pays-Bas, s'était prêté de bonne grâce à la négociation, et n'était point fâché de paraître dans la conclusion du marché. Par cet acte de condescendance, il acquérait de nouveaux titres à leur faveur. Qu'il en garde la responsabilité devant l'histoire (11).

Avant de la livrer, comme elle était encore à Arras, on lui offrit des vêtements de femme; mais parmi les Anglais, elle devait plus que jamais avoir besoin de ses habits d'hommes : elle refusa. Au Crotoy, où elle séjourna jusqu'à ce que les dernières mesures fussent arrêtées pour son procès, sa captivité ne paraît pas avoir été fort rigoureuse encore. Elle y pouvait assister à la messe. Un chancelier de l'église cathédrale d'Amiens, qui se trouvait alors dans le château, l'entendait en confession et lui donnait l'eucharistie. Les dames mêmes d'Abbeville étaient admises à la visiter; et c'est une justice à rendre aux femmes, que parmi tant d'outrages dont elle fut l'objet, pas un seul ne lui vint de leur part. On ne cite d'elles que des témoignages d'admiration et d'estime pour celle qui, elles le sentaient bien, ne déshonorait pas leur sexe sous ces habits dont la pudeur des hommes se montrait si fort scandalisée. Le Pucelle fut touchée de ces honneurs rendus à ses chaînes; elle remerciait ses nobles visiteuses, « se recommandait à leurs prières, » et c'était en les baisant aimablement qu'elle leur disait : « A Dieu ! _(12)_»


Source : Jeanne d'Arc - Henri Wallon - 5° éd. 1879

Notes :
1 Jeanne à Margny, t. IV, p. 402 (Monstrelet, II, 86) : « Cheux de la partie de Bourgogne et les Anglois en furent moult joyeux, plus que d'avoir prins cinq cens combatans : car ils ne cremoient, ne redoubtoient nul capitaine, ne aultre chief de guerre, tant comme ils avoient toujours fait jusques à che présent pour ycelle Pucelle. »
A Beaulieu, ibid., et p. 34 (Cagny).

2 Nouvelle de la prise de Jeanne à Paris. La nouvelle en vint à Paris par une lettre du sire de Luxembourg, t. IV, p. 458. (Clém. de Fauquemberque, greffier du Parlement: à la marge du ms., f° 27, il a tracé grossièrement une figure de femme avec ces mots: captio puellæ.)
Lettre de l'Université :... « Que cette femme dicte la Pucelle fust mise ès mains de la justice de l'Église, pour lui faire son procès deuement sur les ydolatries et autres matières touchans nostre sainte foy, » t. I, p. 9.
Lettre du vicaire de l'Inquisiteur : ibid., p. 12. — L'inquisiteur général était alors J. Graverend qui s'était associé à l'inquisiteur du temps, J. Polet, et à l'évêque de Paris, pour poursuivre la doctrine de Jean Petit, apologiste de l'assassinat commis par Jean sans Peur. Voy. Vallet de Viriville. Hist. de Charles VII, t. II, p. 188.
Premier refus de Jean de Luxembourg, et idée de recourir à l'évêque de Beauvais, t. IV, p. 262 (Abrév. du Procès).

3 P. Cauchon: note de M. J. Quicherat au t. I. p. 1, du Procès et Aperçus nouveaux, p. 98 ; Vallet de Viriville, Histoire de Charles VII, t. II, p. 190-194. Voy. encore G. Normand, Hist. ecclés. de Beauvais, t. III. ch. xv. f° 1141 (Bibl. nat., F. fr. 8581), et Procès, t. II, p. 360 (P. Miget); t. IV. p. 262 et 263 (Abrév. du Procès), et l'appendice n°1.

4 Lettre de l'Université: t. I, p. 8 et 10. — Requête de l'évêque de Beauvais: « .... Combien que la prise d'icelle femme ne soit pareille à la prise de Roy, princes et autres gens de grand estat (lesquels toutes voies se prins estoient, ou aucun de tel estat, fust Roy, le Daulphin ou autres princes, le Roy le pourroit avoir, se il vouloit, en baillant ou preneur dix mil francs, selon le droit, usaige et coutume de France), ledit évesque somme et requiert les dessusdits ou nom comme dessus, que ladite Pucelle lui soit délivrée en baillant seurté de ladite somme de Xm francs, pour toutes choses quelxconques. » (Ibid., p. 14, et le procès-ver bal de la sommation, ibid., p. 15.) — Jean de Luxembourg avait été cette année même engagé au prix de 500 livres au service du roi d'Angleterre par l'entremise du cardinal de Winchester. On a l'ordre de payer la somme au cardinal, daté du 10 mai 1430. (Rymer, t. X, p. 460; cf. Proceedings, t. IV, p. 72, à la date du 2 décembre.) Voy. encore sur l'impression produite par la prise de Jeanne d'Arc, l'appendice n°2.

5 Lettre de Regnault de Chartres: t. V, p. 168, et Varin, Archives législatives de Reims, 2e partie, t. I, p. 604. — Jean Rogier, qui en donne l'extrait, dit que, de son temps, elle existait en original aux archives de l'hôtel de ville de Reims. Le berger dont parle l'archevêque fut pris dans une embuscade près de Beauvais avec Xaintrailles (août 1431), et mené à Rouen, puis à Paris, lié de bonnes cordes, comme un larron. Lefebvre de Saint-Remi ajoute qu'il a ouï dire qu'il fut jeté à la Seine. Voy. les fragments du Bourgeois de Paris et des autres historiens sur ce sujet. Procès, t. V, p. 170-173. Cf. Vallet de Viriville, Hist. de Charles VII, t. II, p. 243.

6 L'évêque de Beauvais : « Quem vidit reverti de quærendo eam et referentem legationem suam regi et domino de Warwick, dicendo lætanter et exsultanter quædam verba quæ non intellexit, et postmodum locutus est in secreto dicto domino de Warwick.» T. II, p. 325 (N. de Houppeville).
Sur l'achat de Jeanne d'Arc, voy. l'appendice n°3.
Le jeune roi d'Angleterre était, on l'a vu, depuis plusieurs mois déjà venu en France. Il était arrivé à Calais le 23 avril (Stevenson, Letters, etc., t. II, p. 140), il y était encore le 9 juillet. Il fit son entrée à Rouen le 29 juillet (P. Cochon. Chron. Normande, ch. LVI), et il y était encore le 20 novembre 1431. Il y était donc pendant toute la durée du procès de Jeanne d'Arc. Voy. Ch. de Beaurepaire (Recherches sur le procès de condamnation de Jeanne d'Arc, p. 13, 14).

7 Barbazan : Berri, éd. Godefr.; p. 381, 382.— Mot de Jeanne à d'Aulon, t. IV, p. 35 (Cagny). — Tentative d'évasion : « Requise de dire la manière comme elle cuida eschapper du chastel de Beaulieu, entre deux pièces de boys ; respond qu'elle ne fut oncques prisonnière en lieu qu'elle ne se eschappast voulentiers ; et elle estant en icelluy chastel eust confermé ses gardes dedans la tour, n'eust été le portier qui la advisa et la recontra. » T. I, p. 163.

8 A Beaulieu; quatre mois: t. IV, p. 34 (Cagny).
A Beaurevoir: elle y fut quatre mois environ: t. I, p. 110; trois mois: t. II, p. 298 (Manchon) ; t. IV; p. 402 (Monstrelet, II, 86).
Refus de vêtements de femme: t. I, p. 95; cf. p. 230.
Tentatives libertines : « Et tentavit ipse loquens pluries, cum ea ludendo, tangere mammas suas, nitendo ponere manus in sinu suo : quod tamen pati nolebat ipsa Johanna, imo ipsum loquentem pro posse repellebat. » T. III, p. 121 (Haimond de Macy).
Crainte qu'elle ne s'échappe: t. V, p. 262 (Abrév. du Procès).

9 Saut du haut de la tour: t. I, p. 110 et 150-152, et M. J. Quicherat. Aperçus nouveaux, p. 56; voy. l'appendice n°4.

10 Délivrance de Compiègne : t. I, p. 152, et Châtelain, II, 39-33 (Éd. de M. Kervyn de Lettenhove). Voy. l'appendice. n°5.

11 Jeanne livrée. Procès, t. I, p. 23. Chron. de France (Ms. de Lille, n° 26), Bulletin de la Société de l'hist. de France (1857), p. 104.
Embarras du duc de Bourgogne. Le duc de Bourgogne avait, on l'a vu, réuni à ses États le Hainaut ; la Hollande et dépendances, par la cession de Jacqueline de Hainaut en 1427 ; le comté de Namur, par un traité de vente qui datait de 1421 et qui eut son effet le 1er mars 1429, au décès du comte titulaire ; le Brabant enfin, par la mort du duc Philippe, le 4 août 1430. Mais les Liégeois l'inquiétaient à propos de Namur ; et la succession du Brabant pouvait encore lui être contestée. Voyez M. de Barante, Hist. des ducs de Bourgogne, livre II, Philippe le Bon.

12 Jeanne à Arras: t. I, p. 95, etc. — En quittant Arras, elle passa par Drugy, t. V, p. 360 (Chron. de Saint-Riquier, de 1492).
Au Crotoy: t. I, p. 89, et t. III, p. 121 (H. de Macy). On montre encore au Crotoy, dans les soubassements d'une tour, aujourd'hui détruite, donnant sur la plage, une porte que l'on suppose avoir été celle de la prison de Jeanne à son passage.
Refus de vêtements de femme, t. I, p. 95 et 231. — Le chancelier d'Amiens, t. III, p. 121 (H. de Macy).
Les dames d'Abbeville, t. V, p. 361 (Itinéraire de Drugy à Rouen).