Jeanne d'Arc - Henri Wallon (original) (raw)

Livre V - COMPIÈGNE II - Le siège de Compiègne - p. 323 à 340

eanne débuta à Lagny par un coup de main propre à réveiller parmi les siens toutes les espérances. Les Anglais, au nombre de trois à quatre cents, étaient allés, sous la conduite d'un gentilhomme, nommé Franquet d'Arras, faire le ravage dans le pays d'alentour. Ils revenaient, rapportant leur butin, quand la Pucelle, informée de leur retour, fit monter ses gens à cheval, et vint en force à peu près égale leur disputer le passage. Les Anglais mirent pied à terre, s'établirent derrière une haie; mais les Français les assaillirent à pied et à cheval, et firent si bien que tous leurs ennemis furent tués ou pris. Au nombre des prisonniers était leur chef, Franquet d'Arras. Ce Franquet, si vrai gentilhomme qu'il fût, n'était pas seulement un ennemi, c'était un brigand, particulièrement odieux au pays par ses meurtres et ses rapines. Le bailli de Senlis et les gens de justice de Lagny le réclamèrent comme leur justiciable. Jeanne eût voulu le sauver pour l'échanger contre un homme de Paris, qui tenait l'hôtel de l'Ours; mais ayant su que cet homme était mort, et le bailli lui reprochant de faire grand tort à la justice, elle ne fit plus obstacle à ce qu'elle suivît son cours (1).

Ce retour de la Pucelle sur le théâtre de la guerre eut un grand retentissement dans Paris ; et le succès qui le signalait devait ajouter encore à l'impression de terreur qu'elle avait faite au loin, en Angleterre. Au témoignage de Thomas Basin, des Anglais affirmaient par serment qu'à son nom seul, ou à la vue de son étendard, ils n'avaient plus le courage de se défendre, ni la force de bander leur arc et de frapper l'ennemi. Et cette terreur superstitieuse est attestée par des actes publics. Les Anglais paraissaient se décider à envoyer enfin leur jeune roi se faire sacrer en France. Plusieurs fois le bruit de son arrivée avait été répandu à Paris. L'administration l'avait salué par des feux de joie, « ce dont le menu peuple n'étoit pas bien content, dit le Bourgeois, pour la bûche qui tant étoit chère. » Cette fois pourtant la chose était sérieuse : l'argent nécessaire avait été ordonnancé, les vaisseaux requis, les troupes louées. Or les provisions faites, les soldats et les capitaines qui s'étaient engagés à se mettre, le 1er mai, à la disposition du roi pour le suivre en France, restaient chez eux, sans tenir compte de leur marché, ni des périls du prince qui venait de passer le détroit presque seul (23 avril 1430). Le roi s'en plaint dans un édit adressé le 3 mai par Glocester aux vicomtes de Londres, en leur enjoignant de rechercher les réfractaires et de les expédier à Sandwich ou à Douvres et de là en France, sous peine de dégradation ou d'emprisonnement. La Pucelle n'est pas nommée dans le décret, mais elle l'est dans une rubrique du temps qui en exprime toute la pensée et en marque la cause : « Proclamation contre les capitaines et les soldats retardataires terrifiés par les enchantements de la Pucelle (2). »

Mais la face des choses allait changer.
Il y avait dans le nord de la France une ville qui était alors pour Philippe le Bon comme la clef du royaume : c'était Compiègne. Placée aux portes de l'Ile-de-France, elle la fermait ou l'ouvrait aux Bourguignons, selon qu'elle était au roi ou au duc. Elle était au roi, et l'imprévoyant Charles VII avait été sur le point de la donner au duc pour de vaines espérances de paix. Elle lui aurait été remise, on l'a vu, par une clause secrète de la suspension d'armes du 28 août pour lui rester pendant la trêve, si les bourgeois ne s'étaient refusés à l'arrangement ; et le comte de Clermont, par une lettre du 20 octobre 1429, promettait encore au duc de la lui livrer, dès que le roi en aurait le pouvoir ou de lui en laisser faire le siége. Le roi, cherchant à satisfaire le duc sans qu'il en vînt à ces extrémités, lui avait livré Pont-Sainte-Maxence; mais le duc voulait Compiègne, et n'ayant pu l'avoir ni par cet accord, ni par la corruption, il songeait à la prendre de force. La trêve à peine expirée (17 avril 1430), il se mit en campagne, et, pour n'avoir, rien qui le gênât aux alentours pendant le siége de la ville, il réduisit Gournai-sur-Aronde, et vint assiéger Choisy-sur-Aisne, que Guillaume de Flavy, capitaine de Compiègne, avait confié à Louis de Flavy, son parent (3).

Le 13 mai, la Pucelle vint à Compiègne, où elle fut reçue avec honneur, logée chez Marie Le Boucher, la femme du procureur du roi ; et elle redoubla par sa présence l'ardeur et la confiance des habitants. Le chancelier Regnault de Chartres, le comte de Vendôme, lieutenant du roi dans ces parages, et plusieurs autres chefs se trouvaient réunis dans la ville. On résolut d'aller au secours de Choisy, qui ne pouvait plus longtemps se défendre. Montgommeri et ses Anglais occupaient Pont-l'Évêque (près Noyon), et le duc de Bourgogne avait laissé Brimeu, Saveuse et leurs gens à Noyon pour garder derrière lui, avec eux, le passage de l'Oise. La Pucelle, Jacques de Chabanne, Poton de Xaintrailles, Valperga et plusieurs autres capitaines, attaquèrent Pont-l'Évêque, et ils allaient y forcer la troupe anglaise, quand les seigneurs postés à Noyon vinrent l'aider à repousser les assaillants.

L'Oise étant défendue, on imagina de tenter une nouvelle attaque sur les derrières du duc de Bourgogne, en allant passer l'Aisne à Soissons. Mais le capitaine qu'on devait croire ami, puisqu'il gardait la place pour le comte de Clermont, en refusa l'entrée aux troupes : il n'y voulut admettre que le chancelier, Vendôme et la Pucelle avec peu de monde; et, dès qu'ils furent partis, il se démasqua en vendant la ville au duc de Bourgogne : il le vint rejoindre devant Choisy, qui fut pris et rasé (4). Dès ce moment, le siége de Compiègne ne pouvait plus longtemps se faire attendre. Jeanne y revint, sans s'y enfermer pourtant : car elle se multipliait pour réchauffer le zèle de ceux qui soutenaient encore la cause du roi. Elle était à Crespy (23 mai), quand elle apprit que le duc de Bourgogne et le comte d'Arundel étaient venus s'établir devant la place. Sa résolution fut bientôt prise. Sur le minuit, elle réunit trois à quatre cents combattants; et comme on lui disait qu'elle avait bien peu de monde pour traverser le camp des ennemis : « Nous sommes assez, dit-elle. J'irai voir mes bons amis de Compiègne. » Et au soleil levant elle entrait dans la ville sans perte ni dommage (24 mai*) (5).

La ville de Compiègne, placée sur la rive gauche de l'Oise, domine la rivière et la vallée, qui s'étend de l'autre côté en une prairie basse et humide, large d'un quart de lieue, avant d'atteindre à l'escarpement du bord de Picardie. La ville y communique par un pont et une chaussée qui se prolonge au-dessus de la prairie jusqu'au versant de la colline. La place était donc forte par elle-même; et un boulevard, laisant tête de pont, lui assurait le libre accès de l'autre bord. Les ennemis qui l'assiégeaient étaient bien loin de l'avoir investie. Ils ne tenaient que la rive de l'Oise opposée à la ville : le duc de Bourgogne était à Coudun, sur l'Aronde, à une lieue au Nord ; Jean de Luxembourg un peu plus près, à Clairoix, au confluent de l'Aronde et de l'Oise, au Nord-Est, et Baudon de Noyelle, avec un corps détaché, à Margny, à l'issue de la chaussée devant la place; à l'Ouest, Montgommeri et les Anglais occupaient Venette (6).

A peine arrivée, la Pucelle voulut chasser l'ennemi de ses positions. Déloger brusquement les Bourguignons de Margny, les poursuivre et les accabler à Clairoix, pour se porter ensuite à Venette contre les Anglais, telle devait être la suite de ses opérations. D'après ce plan, elle courait un double péril : elle poussait les Bourguignons vaincus sur leur principal corps de bataille, et elle tournait le dos aux Anglais. Mais elle pensait que le corps de Margny, dispersé, jetterait plus de confusionà Clairoix qu'il n'y trouverait d'appui, et elle comptait sur ceux de Compiègne pour arrêter les Anglais à la chaussée, s'ils osaient sortir de Venette afin de l'attaquer sur les derrières (7). Le plan s'exécuta d'abord comme elle l'avait conçu. Le 24 mai, vers cinq heures du soir, elle sortit avec cinq ou six cents hommes à pied et à cheval. Flavy était resté dans Compiègne pour garder la ville ; il avait fait réunir sur l'Oise quelques bateaux couverts, garnis d'archers et d'arbalétriers, pour protéger au besoin la retraite des assaillants. Jean de Luxembourg, qui commandait à Clairoix, se trouvait alors à Margny, observant la place : il fut surpris avec les autres, et repoussé vivement sur Clairoix; mais ceux qu'il y avait laissés accoururent à son aide, et la lutte se soutint dans la prairie avec des alternatives qui en retardaient le résultat. Les Anglais entreprirent d'en profiter. La chose était prévue, et les archers, disposés par Guillaume de Flavy derrière les épaulements du boulevard du pont, devaient leur rendre le passage de la chaussée fort difficile. Mais ce mouvement intimida ceux qui combattaient aux derniers rangs dans la troupe de la Pucelle. Ils craignirent d'être coupés de la place, et, fuyant pour s'y mettre à couvert, ils suscitèrent le mal qu'ils redoutaient. Les Anglais, en effet, encouragés par leur fuite, se portèrent avec plus d'ardeur vers la chaussée, et s'y logèrent sans péril, protégés par les fuyards eux-mêmes contre ceux du boulevard, qui ne pouvaient plus tirer sans frapper indistinctement amis et ennemis; et d'autre part les Bourguignons attaquaient plus vigoureusement ceux qui tenaient encore avec la Pucelle (8).

Déjà ceux-ci commençaient à plier, et ils la pressaient de regagner la ville. Elle résistait : « Taisez-vous, leur disait-elle; il ne tiendra qu'à vous qu'ils ne soient déconfits. Ne pensez que de férir sur eux. » Mais, quoi qu'elle dît, ils voulurent pourvoir autrement à leur salut, et elle fut bien forcée de les suivre, marchant la dernière et soutenant l'effort des assaillants. Malheureusement, ceux contre lesquels elle luttait n'étaient pas les seuls à craindre. Beaucoup d'autres, témoins de sa retraite, se portèrent en foule vers le pont pour lui en disputer le passage; et Flavy, appréhendant qu'ils n'entrassent avec les siens dans Compiègne, fit lever le pont de la ville et baisser la herse. Les gens de pied furent recueillis, pour la plupart, sur les bateaux rangés, comme il a été dit, le long de la rivière. La Pucelle demeura dehors, acculée à la levée de la chaussée et au fossé du boulevard, avec le petit nombre de chevaliers qui s'étaient attachés à sa fortune. Elle était vivement pressée; cinq ou six hommes d'armes s'étaient jetés sur elle en même temps, criant : « Rendez-vous à moi et me baillez la foi. — J'ai juré et baillé ma foi à un autre qu'à vous, dit-elle, et je lui en tiendrai mon serment. » Mais vainement résistait-elle en face : elle fut tirée par ses longs habits à bas de son cheval, et prise par un archer du bâtard de Wandonne, un des chevaliers de Jean de Luxembourg. Son frère Pierre, son écuyer d'Aulon, et Poton de Xaintrailles, qui ne l'avaient pas quittée, eurent le même sort (9).

Ainsi fut prise la Pucelle, aux portes mêmes de la ville qu'elle voulait défendre, abandonnée de ceux qu'elle était venue sauver : c'est le commencement de sa passion (10). Fut-elle livrée aussi par un des siens, et cette politique funeste qu'elle avait eu tant de peine à vaincre jusqu'à Reims, et qui, depuis Paris, la tenait en échec, a-t-elle triomphé d'elle par un acte formel de trahison ? On l'a dit, et on l'a voulu établir par le témoignage même de la Pucelle. On lit en effet dans le Miroir des femmes vertueuses, petit livre du commencement du XVIe siècle, qu'un matin, la Pucelle à Compiègne, ayant fait dire la messe et communié dans l'église Saint-Jacques, se retira près d'un pilier de l'église, et trouvant là plusieurs gens de la ville et une centaine d'enfants rassemblés pour la voir, leur dit : « Mes enfants et chers amis, je vous signifie que l'on m'a vendue et trahie, et que de brief (bientôt) serai livrée à la mort. Si (ainsi) vous supplie que vous priiez Dieu pour moi; car jamais n'aurai plus de puissance de faire service au roi ne au royaume de France » (11).

Ce livre a peu d'autorité par lui-même ; et toutefois il s'appuie ici du témoignage de deux vieillards, âgés l'un de quatre-vingt-huit et l'autre de quatre-vingt-six ans, que l'auteur avait entendus à Compiègne en 1498, et qui disaient avoir été présents lorsque la Pucelle prononça ces paroles. Sans récuser le fait en lui-même, il semble douteux qu'on le puisse rapporter au jour de la sortie; car Jeanne, entrée le matin dans Compiègne, fit son attaque et fut prise le soir. Elle savait qu'elle devait être prise, mais elle ne savait ni quand ni comment : elle a déclaré elle-même que, si elle eût su qu'elle dût l'être à cette sortie, elle n'y serait point allée. Ces paroles peuvent donc avoir été comme un épanchement de la tristesse qu'elle avait dans le cœur en songeant à sa captivité prochaine ; et la scène a paru se placer assez
convenablement quelques semaines plus tôt, quand Jeanne, voulant passer l'Aisne à Soissons, pour tomber sur le duc de Bourgogne au siége de Choisy, se vit arrêtée par la trahison du capitaine de la place, et qu'elle revint tout affligée dans Compiègne. Le jour où elle fut prise, elle redoutait si peu d'y être trahie, qu'elle y était venue exprès le matin même; et Flavy était le dernier dont elle eût à craindre une trahison, car elle venait librement défendre la ville qui était sa fortune, et qu'il défendit lui-même avec tant de vigueur pendant six mois. Ajoutons que la Pucelle ne l'en soupçonna pas plus après qu'avant sa captivité : son idée fixe dans sa prison, idée qui prévalut en elle jusque sur l'autorité de ses voix, était d'en sortir au péril même de la vie, pour aller sauver la ville où Flavy semblait près de succomber (12).

C'est donc à tort que l'on a rapporté à la trahison de cet homme la captivité de la Pucelle. Il ne suffit pas qu'il ait été pupille de Regnault de Chartres et lieutenant de la Trémouille pour l'accuser d'un crime qui, accompli dans ces conditions, atteindrait à un degré d'énormité inouï, puisqu'il y impliquerait le concert du favori du roi et du chancelier de France. Et l'on ne peut davantage rapporter la trahison à l'amour de l'or. Flavy avait résisté aux tentatives de corruption du duc de Bourgogne, qui voulait avoir Compiègne; et si, dans un procès, l'avocat de son adversaire a pu contester sa vertu en ce point, s'il répondait à son défenseur : « N'est à croire qu'il en refusât 30 000 écus, vu qu'il ferma les portes à Jehanne la Pucelle, par quoi fut prise, et dit-on que pour fermer lesdites portes il eut plusieurs lingots d'or : » c'est là une réplique d'avocat, dont l'assertion se couvre d'un on dit et demeure dénuée de toute preuve; tandis que l'autre a pour garantie un fait incontestable : Compiègne défendu pendant six mois, au milieu des plus dures extrémités, et à la fin sauvé, avant toute chose, par sa persévérance. S'il avait traité avec le duc de Bourgogne pour livrer Jeanne, la ville, on peut le croire, eût été comprise dans le marché. Il faut donc se défier de cet entraînement à trouver à toute grande catastrophe un grand coupable. L'histoire, parce qu'elle ne juge que des morts, ne doit pas être moins réservée dans ses condamnations. Flavy répugnait peu au crime : les suites sanglantes de son histoire le prouvent; et toutefois, si corrompu qu'il ait été, on ne peut l'accuser ni comme auteur principal d'une trahison qui devait avoir pour première fin la perte de Compiègne (car il a sauvé Compiègne), ni comme instrument d'un complot dont la réalité même reste à prouver. Mais, s'il n'a point livré la Pucelle, est-il complétement innocent de sa perte ? Évidemment, en cette occasion, il se montra moins préoccupé de la sauver que de garder sa ville. Or, la Pucelle était d'assez grande importance pour que tout fût à risquer, même Compiègne, afin de la sauver; et une sortie énergique de la garnison aurait suffi peut-être pour dégager le pont, ne fût-ce qu'un seul moment, et donner à la Pucelle le temps de rentrer dans la place. Ainsi elle fut victime, sinon de la trahison, au moins d'un abandon inspiré par le plus aveugle égoïsme; et, à cet égard, l'événement de Compiègne répond trop bien à cette funeste politique qui, depuis si longtemps, minait sourdement ou entravait l'œuvre de Jeanne d'Arc. Ce n'est donc pas entièrement sans raison qu'un annaliste de Metz contemporain (pour le reste assez mal informé) rapportait sa captivité, comme l'échec de Paris, à la jalousie de la Trémouille : « Et fut dit qu'il n'estoit mie bien loyaux audit roi, son seigneur, et qu'il avoit envie des faicts qu'elle faisoit et fut coupable de sa prise. » Jeanne d'Arc ne fut livrée par personne, mais elle fut constamment trahie par tous ceux qui la devaient le plus soutenir (13).

Ce coup, dont elle ne doit point se relever, est-il un suprême démenti à la vérité de sa mission ? Ce serait bien mal la comprendre. Jeanne d'Arc a pu révéler des choses qui lui étaient inspirées; mais pas plus que les prophètes, elle ne s'est jamais donnée comme sachant tous les secrets de l'avenir. Les prophètes ont eu des révélations déterminées; et parmi les choses mêmes qu'ils avaient mission de publier, il en est qui ne se sont point accomplies, comme la ruine de Ninive, prêchée par Jonas : car les actes de la Providence ne sont point des actes de la fatalité; et si Dieu peut suspendre les effets de sa colère en faveur des pécheurs repentants, il peut aussi, devant une indifférence aveugle à la grâce, révoquer les promesses de sa miséricorde. Jeanne avait déclaré l'objet de sa mission : c'était de chasser les Anglais. Elle avait dit qu'elle délivrerait Orléans et ferait sacrer le roi à Reims; et quand elle le mena devant Paris, elle pressait les siens d'être fermes à l'assaut, disant qu'ils y entreraient. Elle le disait encore, blessée, au pied des murailles; mais pour cela, il fallait qu'on la suivît comme à Orléans, comme à Reims. Pour ce qui la concerne, elle avait su, et elle avait dit qu'elle serait blessée à Orléans, qu'elle ne durerait guère plus d'une année, qu'elle serait prise. Quand et comment ? elle ne l'avait pas su, et elle disait très-franchement, on l'a vu, que si elle avait su qu'elle dût l'être dans cette sortie, elle n'y serait point allée. Prisonnière, sa vie active est terminée; mais sa mission ne l'est pas encore, et cette phase où elle entre en est le couronnement et la consécration. Où a-t-on jamais vu que le martyre fût un jugement de Dieu contre ses envoyés ? Sans sa captivité, plusieurs traits de son caractère seraient demeurés obscurs; sans son procès, sa mission serait restée dans le demi-jour de la légende. Son procès, et je parle surtout du procès de condamnation, est à lui seul un témoignage qui n'a rien de comparable dans l'histoire. Ses ennemis, qui la pouvaient tuer, ont cru faire plus que de lui ôter la vie, ils ont voulu perdre sa mémoire : et ils lui ont élevé un monument que personne n'a le droit de récuser, puisqu'il est l'œuvre de leurs mains ; un monument que ne surpasse en valeur aucun de ceux où sont établis les droits des saints à la vénération des fidèles. Sa belle et grande figure brille plus, parmi ces outrages, qu'elle ne l'eût fait parmi les formules respectueuses d'un procès canonique ; et toute la suite de cette longue et insidieuse procédure, en mettant journellement à l'épreuve la sincérité de sa parole, la fermeté de son jugement et ce bon sens exquis dont elle était douée, servira mieux que nulle autre chose à montrer ce qu'il faut croire de son inspiration (14).

Fin du tome I


Source : Jeanne d'Arc - Henri Wallon - 5° éd. 1879

Notes :
1 Franquet d'Arras : t. IV, p. 399 (Monstrelet, II, 84), et p. 442 (Chastelain) ; cf. p. 32 (Cagny) ; p. 91 (J. Chartier). Monstrelet et Chastelain portent les Anglais, dans cette affaire, à 300, les Français à 400, et disent qu'après un combat douteux la Pucelle fit venir toute la garnison de Lagny. Perceval de Cagny dit que les Français étaient en moindre nombre que les Anglais et qu'il périt 3 ou 400 Anglais ; J. Chartier, que les Français n'étaient guère plus que les Anglais, et que ces derniers furent tous tués ou pris. — Sur la mort de Franquet d'Arras, il faut suivre la déclaration de Jeanne d'Arc, t. I, p. 158; cf. p. 264.

2 Terreur inspirée par la Pucelle: « Tantus enim ex solo Puellæ nomine eorum animis pavor incesserat, ut sacramento magno eorum plurimi firmarent, quod, solo eo audito aut ejus conspectis signis, nec reluctandi vires animumque, vel arcus extendendi et jacula in hostes torquendi, seu feriendi, uti soliti per prius fuerant, ullo modo assumere possent. » (Th. Basin, Hist, de Charles VII, liv. II, chap. XI). — « Le nom de la Pucelle estoit si grant jà et si fameux, que chacun la resongnoit comme une chose dont on ne savoit comment jugier, ne en bien, ne en mal ; mes tant avoit fait jà de besongnes et menées à chief, que ses ennemis la doubtoient, et l'aouroient ceulx de son party, principalement pour le siége d'Orliens, là où elle ouvra merveilles ; pareillement pour le voyage de Rains, là où elle mena le roy coronner, et ailleurs en aultres grans affaires, dont elle présidoit les aventures et les événements. » T. IV, p. 442 (Chastelain) ; cf. p. 32 (Cagny).
Sur le passage de Henri VI en France, voyez l'appendice n°52.

3 Compiègne. Voyez ci-dessus, 287.
Lettre du comte de Clermont sur Compiègne. Archives de Lille ; copie sur papier.
Pont-Sainte-Maxence. Monstrelet, II, 72.
Tentative de corruption du duc de Bourgogne auprès de Flavy : Il lui avait offert, au dire de l'archevêque de Reims, écrivant aux habitants de cette ville, un grand mariage et plusieurs milliers d'écus d'or : mais Flavy avait refusé. Voyez Varin, Archives de Reims, IIe partie, t. I, p. 604. — Le duc de Bourgogne, ayant réuni ses troupes, se rendit à Péronne, où il célébra la fête de Pâques (c'était le terme de la trêve, 17 avril); de là il vint à
Montdidier, et de Montdidier à Gournai-sur-Aronde. Monstrelet, II, 81 et 82; Procès, t. V, p. 174, 175 (Mémoire sur Flavy).
Gournai-sur-Aronde, Choisy : Monstrelet, II, 82 et 83, et Lefebvre Saint-Remi, ch. 158 (t. IV, p. 395 et 437) : Chastelain, II, 8-11 (édit. de M. Kervyn de Lettenhove). Le capitaine de Gournai-sur-Aronde s'engagea à rendre la place au 1er août, si audit jour elle n'était pas secourue, et promit de demeurer en paix dans l'intervalle. La place dut se rendre au jour marqué. (Monstrelet, II, 91.).

4 Arrivée de Jeanne à Compiègne : « Le samedy trézième may arriva à Compiègne Jeanne la Pucelle pour secourir ceux qui estoient assiégés à Choisy, à laquele on présenta trois pintes de vin, présent qui estoit grand et de prix en ce temps, et qui fait voir l'estime que l'on faisoit de la valeur de cette vierge. » Gillesson, Antiq. de Compiègne, t. V, p. 95. Biblioth. nat. Ms., fonds Compiègne, n° 75, 5.
Pont-l'Èvêque: Monstrelet, II, 83, et Lefebvre Saint-Remi, ch. 158 (t. IV, p. 397 et 437 ; cf. t. IV, p. 49 (Berri). Jeanne déclare qu'elle n'y alla point par le conseil de ses voix, et que depuis la prédiction de sa captivité « elle se raporta le plus du fait de la guerre à la voulenté des cappitaines. » T. I, p. 147.
Soissons: t. IV, p. 50 (Berri) ; cf. t. I, p. 111 ; t. IV, p. 32 (Cagny), et t. I, p. 114. C'est vers ce temps que le duc de Vendôme, au rapport de Cagny, avait obtenu le titre de lieutenant général du roi, titre qui jusque-là avait été laissé, dit-il, au duc d'Alençon( Ms. Duchesne, n°48, f° 124.) Vallet de Viriville (t. II, p. 122) me paraît placer ce fait un an trop tôt. Il est vrai seulement que depuis la retraite, non du duc d'Alençon, mais du comte de Clermont, Vendôme avait la principale autorité dans les pays situés au nord de la Seine.
* ndlr : l'entrée de Jeanne à Compiègne se situe le 23 mai 1430.

5 Retour de Jeanne à Compiègne, t. IV, p. 32 (Cagny) ; Dom Gillesson, Antiquités de Compiègne, Ms. de la bibliothèque nationale, fonds de Compiègne, n° 75, t. V, p. 95, et notes manuscrites, de Jean Le Féron. d'après un article de Vallet de Viriville, Bibl. de l'École des Chartes, IVe série, t.I, p. 553. Voy ci-après

6 Situation de Compiègne. Voy. l'exposé très-net de M. J. Quicherat, Aperçus nouveaux, p. 85, et suiv.

7 Séjour de Jeanne à Compiègne. — « Interroguée quand elle fust venue à Compaigne, s'elle fut plusieurs journées avant qu'elle fist aucune saillie : respond qu'elle vint à heure secrète du matin, et entra en la ville sans ce que ses annemis le sceussent gueires comme elle pense ; et ce jour mesmes, sur le soir, feist la saillie dont elle fut prinse. » (T. I, p. 114.) Lefebvre Saint-Remi (t. IV, p. 333) et G. Chastelain (ibid., p. 443) disent que Jeanne y fut deux nuits et un jour, et qu'elle y prédit la défaite des Bourguignons et des Anglais, voire même la prise du duc de Bourgogne. Mais ces bruits, recueillis par eux, n'ont aucune valeur : s'ils avaient eu le moindre fondement, on en aurait parlé au procès pour confondre
Jeanne dans ses prédictions.

8 Sortie de Compiègne. — « Et alla avec la compagnie des gens de son parti sur les gens de M. de Luxembourg, et le rebouta par deux fois jusques au logeis des Bourguignons, et à la tierce fois jusques à mi-chemin, et alors les Anglois qui là estoient coupèrent les chemins à elle et à ses gens entre elle et le boulevert ; et pour ce se retrairent ses gens ; et elle en se retraiant ès champs ou costé, devers Picardie près du boulevert fut prinse ; et estoit la rivière entre Compiègne et le lieu où elle fut prinse; et n'y avoit seullement en ce lieu où elle fut prinse et Compiègne, que la rivière, le boulevert et le fossé dudit boulevert. » (T. I, p. 116 : déclaration de Jeanne) ; cf. t IV, p. 401 (Monstrelet, II, 86) ; p. 439 (Lefebvre Saint-Remi) et p 446 (Chastelain) « Dont la Pucelle passant nature de femme, soustint grant fès, et mist beaucoup de peine à sauver sa compagnie de perte, demorant derrier, comme chief et comme la plus vaillant du troppeau. »
Bateaux préparés. Mémoire a consulter sur Guill. de Flavy. Procès, t. V, p. 177.
Sur le jour de la sortie, voyez l'appendice n°53.

9 Prise de la Pucelle: t. IV, p. 34 (Cagny) ; p. 439 (Lefebvre Saint-Remi). Cf. t. V, p. 167 (Lettre du duc de Bourgogne aux habitants de Saint-Quentin, datée du jour même) ; Carlier, Histoire du Valois, t. II, p. 465 (Paris, 1764). — Monstrelet (Procès, t. IV, p. 401) et G. Chastelain (ibid., p. 447) disent qu'elle se rendit au bâtard de Wandonne. Cf. t. V, p. 177 (Mémoire sur Flavy).
Sur Lionel, bâtard de Wandonne, et sa confraternité d'armes avec Jean de Luxembourg, voy. Vallet de Viriville, Hist. de Charles VII, t. II, p. 158, note 2.
Pierre du Lys, frère de Jeanne, se racheta plus tard au prix de ses biens et de ceux de sa femme. Le roi et le duc d'Orléans l'en indemnisèrent par la suite. (Voyez Procès, t. V, p. 210 et 213.)
NDLR : il ne s'agit pas de Pothon de Xaintrailles mais de Poton le Bourguignon.

10 Passion de Jeanne: Le rapprochement que ce mot implique a déjà été fait par l'Abréviateur du procès de Jeanne d'Arc, quand il dit de ses juges : « Ne se monstrèrent pas moins affectés à faire mourir la dicte Pucelle, que Cayphe et Anne et les scribes et pharisées se monstrèrent affectés à faire mourir Nostre Seigneur. » (T. IV, p. 265.)

11 Procès, t. IV, p. 272.

12 Qu'elle ne savait ni le jour ni l'heure: t. I, p. 115; cf. t. III, p. 200 (P. Daron).
Sur la prétendue trahison de Flavy à Compiègne, voy. l'appendice n°54.

13 L'Annaliste de Metz, t. IV, p. 323, et M. J. Quicherat, Aperçus nouveaux, p. 90. — On lit aussi dans la Chronique des Pays-Bas (rédigée à Tournai) à propos de la mort de la Pucelle : « Et de plus dirent et affermèrent plusieurs que par le envie des capitaines de France, avec la faveur que aulcuns du conseil avoient à Philippe, duc de Bourgogne, et au dit messire de Luxembourg, on trouva couleur de faire morir ladite pucelle par feu, en ladite ville de Rouen, non trouvant en elle autre cause ne culpe, fors que elle avoit esté durant toutes les dessups dites conquestes, en habit dissimulé. (Chron. des Pays-Bas. Coll. des Chron, Belges, t. III, p. 417.)

14 Prédication de Jonas : « Surge et vade in Niniven, et prædica in ea prædicationem quam ego loquor ad te ». Et surrexit et dixit : « Adhuc quadraginta dies et Ninive subvertetur. » Et crediderunt viri Ninivitæ in Deum.... Et vidit Deus opera eorum, quia conversi sunt de via sua mala : et misertus est super malitiam quam locutus nerat ut faceret eis, et non fecit » (Jonas, III, 2-10.)