DOMINIQUE ROUGER-THIRION | Université Paris II - Panthéon-Assas (original) (raw)
Papers by DOMINIQUE ROUGER-THIRION
La chair sous le couteau Essai d'anthropologie juridique romaine « Chair inutile et fluide, toi q... more La chair sous le couteau Essai d'anthropologie juridique romaine « Chair inutile et fluide, toi qui n'es habile qu'à recevoir ta nourriture » 1 , qu'es-tu pour l'homme de bien attaché à la vertu, sinon objet de dédain ? La chair humaine, ainsi méprisée des Stoïciens, apparaît aussi comme la grande oubliée de la littérature latine païenne, qui n'utilise guère le vocable de caro/carnis 2 ; quant au droit romain, résolument "a-carné", il l'ignore superbement 3. Rien n'est « charnel » en droit classique : ni l'union en ou hors mariage, ni l'engendrement. Certes, le mariage est la coniunctio 4 de ceux qui coeunt 5 et les noces supposent la copulatio 6 , mais ces termes n'ont pas de connotation spécifiquement sexuelle. Il s'agit bien plutôt de souligner l'union des consentements dans leur volonté de parvenir ensemble à former, dans l'honor partagé, une alliance civile, une societas matrimonialis. Les concubins ne sont guère plus marqués par la chair : c'est l'acte de coucher ensemble que souligne le cum-cubare, plus que son caractère charnel. L'accent est ainsi toujours mis sur l'intentionnalité, sur la forme et non sur la matière de l'acte. Il faudra attendre le VI e siècle pour qu'Isidore de Séville utilise l'expression copula carnalis, mais encore est-ce au sujet des amours aviaires ! 7 Reste le stuprum, qui lui aussi manque de chair, lui qui est avant tout un acte moralement répréhensible, source de déshonneur 8. Quant au lien 1 Sen. Ep. 14.92.10 2 Un sondage large sinon exhaustif dans la littérature romaine montre la rareté du vocable caro-carnis : neuf occurrences chez Tite Live, par exemple, trois ou quatre chez Varron, Valère-Maxime Horace ou Cicéron, aucune chez Térence, Plaute ou Virgile (Enéide, Bucoliques ou Géorgiques), mais cinq dans les Métamorphoses d'Ovide, une chez Tacite, deux chez Suétone, six dans les Épigrammes de Martial ou les Satires de Juvénal, trois seulement chez Aulu-Gelle. Une rareté qui couvre donc toute l'époque classique. Quelques auteurs, cependant, ont un usage plus prolifique de caro : c'est, sans surprise, Pline l'Ancien, dont l'Histoire naturelle passe notamment en revue les habitudes alimentaires des animaux carnivores et la constitution charnelle des êtres vivants, ou plus tardivement le livre VII des Saturnales de Macrobe, au V e siècle, qui se présente comme un petit traité de physiologie (quinze occurrences) ; c'est aussi Sénèque, dans une moindre mesure (neuf occurrences), qui oppose philosophiquement la chair à l'esprit. Chez les auteurs chrétiens, en revanche, à la suite de Paul et sur le fondement de l'incarnation, la chair de l'homme devient objet de réflexion théologique. C'est Tertullien qui, parmi les premiers (le premier ?), latinise les adjectifs σαρκικός ou σάρκινος des lettres pauliniennes (en particulier Rm et Co I et II) et introduit le mot latin carnalis (De cultu feminarum, 2.1.8) qui, de manière remarquable, ne sera pas repris par les auteurs païens (qui emploient carnosus mais dans le sens très différent de « charnu »). L'adjectif sera en revanche utilisé par Minucius Felix, puis Lactance (deux occurrences chacun) avant de devenir récurrent chez Augustin avec plus de 50 occurrences. 3 A l'exception des entrailles de la mère, viscera, mais citées à peine trois fois au Digeste alors que venter l'est abondamment.
La Chair, 2018
La chair en droit romain et religion romaine
L'objet de cette etude est de montrer pourquoi et comment, dans le domaine juridique, la bagu... more L'objet de cette etude est de montrer pourquoi et comment, dans le domaine juridique, la baguette et le bâton ont joue le role privilegie de symboles d'une puissance legitime, parce que fondee sur cette force a la fois superieure et exterieure a son utilisateur : le droit. Cette conception repose sur la croyance originelle en la sacralite de la baguette et du bâton. Percus comme le siege d'une force surnaturelle, ils deviennent les instruments de l'operation magique et de la divination ; ils apparaissent a la fois "createurs" et "revelateurs". Ainsi definis, ces deux modes d'utilisation ont permis le passage de l'instrument magico-religieux au symbole juridique. Lorsque la regle de droit s'est substituee a la croyance, l'efficacite juridique de la baguette et du bâton s'est substitue a l'ancienne efficacite magico-religieuse. En tant que "revelateurs", ils expriment desormais le fondement juridique d'une puiss...
La chair sous le couteau Essai d'anthropologie juridique romaine « Chair inutile et fluide, toi q... more La chair sous le couteau Essai d'anthropologie juridique romaine « Chair inutile et fluide, toi qui n'es habile qu'à recevoir ta nourriture » 1 , qu'es-tu pour l'homme de bien attaché à la vertu, sinon objet de dédain ? La chair humaine, ainsi méprisée des Stoïciens, apparaît aussi comme la grande oubliée de la littérature latine païenne, qui n'utilise guère le vocable de caro/carnis 2 ; quant au droit romain, résolument "a-carné", il l'ignore superbement 3. Rien n'est « charnel » en droit classique : ni l'union en ou hors mariage, ni l'engendrement. Certes, le mariage est la coniunctio 4 de ceux qui coeunt 5 et les noces supposent la copulatio 6 , mais ces termes n'ont pas de connotation spécifiquement sexuelle. Il s'agit bien plutôt de souligner l'union des consentements dans leur volonté de parvenir ensemble à former, dans l'honor partagé, une alliance civile, une societas matrimonialis. Les concubins ne sont guère plus marqués par la chair : c'est l'acte de coucher ensemble que souligne le cum-cubare, plus que son caractère charnel. L'accent est ainsi toujours mis sur l'intentionnalité, sur la forme et non sur la matière de l'acte. Il faudra attendre le VI e siècle pour qu'Isidore de Séville utilise l'expression copula carnalis, mais encore est-ce au sujet des amours aviaires ! 7 Reste le stuprum, qui lui aussi manque de chair, lui qui est avant tout un acte moralement répréhensible, source de déshonneur 8. Quant au lien 1 Sen. Ep. 14.92.10 2 Un sondage large sinon exhaustif dans la littérature romaine montre la rareté du vocable caro-carnis : neuf occurrences chez Tite Live, par exemple, trois ou quatre chez Varron, Valère-Maxime Horace ou Cicéron, aucune chez Térence, Plaute ou Virgile (Enéide, Bucoliques ou Géorgiques), mais cinq dans les Métamorphoses d'Ovide, une chez Tacite, deux chez Suétone, six dans les Épigrammes de Martial ou les Satires de Juvénal, trois seulement chez Aulu-Gelle. Une rareté qui couvre donc toute l'époque classique. Quelques auteurs, cependant, ont un usage plus prolifique de caro : c'est, sans surprise, Pline l'Ancien, dont l'Histoire naturelle passe notamment en revue les habitudes alimentaires des animaux carnivores et la constitution charnelle des êtres vivants, ou plus tardivement le livre VII des Saturnales de Macrobe, au V e siècle, qui se présente comme un petit traité de physiologie (quinze occurrences) ; c'est aussi Sénèque, dans une moindre mesure (neuf occurrences), qui oppose philosophiquement la chair à l'esprit. Chez les auteurs chrétiens, en revanche, à la suite de Paul et sur le fondement de l'incarnation, la chair de l'homme devient objet de réflexion théologique. C'est Tertullien qui, parmi les premiers (le premier ?), latinise les adjectifs σαρκικός ou σάρκινος des lettres pauliniennes (en particulier Rm et Co I et II) et introduit le mot latin carnalis (De cultu feminarum, 2.1.8) qui, de manière remarquable, ne sera pas repris par les auteurs païens (qui emploient carnosus mais dans le sens très différent de « charnu »). L'adjectif sera en revanche utilisé par Minucius Felix, puis Lactance (deux occurrences chacun) avant de devenir récurrent chez Augustin avec plus de 50 occurrences. 3 A l'exception des entrailles de la mère, viscera, mais citées à peine trois fois au Digeste alors que venter l'est abondamment.
La Chair, 2018
La chair en droit romain et religion romaine
L'objet de cette etude est de montrer pourquoi et comment, dans le domaine juridique, la bagu... more L'objet de cette etude est de montrer pourquoi et comment, dans le domaine juridique, la baguette et le bâton ont joue le role privilegie de symboles d'une puissance legitime, parce que fondee sur cette force a la fois superieure et exterieure a son utilisateur : le droit. Cette conception repose sur la croyance originelle en la sacralite de la baguette et du bâton. Percus comme le siege d'une force surnaturelle, ils deviennent les instruments de l'operation magique et de la divination ; ils apparaissent a la fois "createurs" et "revelateurs". Ainsi definis, ces deux modes d'utilisation ont permis le passage de l'instrument magico-religieux au symbole juridique. Lorsque la regle de droit s'est substituee a la croyance, l'efficacite juridique de la baguette et du bâton s'est substitue a l'ancienne efficacite magico-religieuse. En tant que "revelateurs", ils expriment desormais le fondement juridique d'une puiss...