Perséphone sur le divan: L’anorexie et la quête d’une agentivité féminine dans le mythe et la psychanalyse (preview) (original) (raw)
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in "Où est ce corps que j'entends ?" Des corps et des voix dans le théâtre contemporain, Sandrine Le Pors et Pierre Longuenesse (dir.), Arras : Artois Presses Université, pp. 171-184, 2014
Si tu me regardes, j'existe est la première pièce de l'auteure et metteuse en scène italienne Francesca Volchitza Cabrini (inédite, 2009). Jouée pour la première fois en juin 2009 au Théâtre du Tremplin à Paris et en janvier-mars 2010 à la Folie Théâtre puis en tournée en Italie, cette pièce met en mots et porte sur la scène une maladie dont l’évocation, et plus encore la représentation, restent malaisées malgré la forte médiatisation dont elle a pu être l’objet ces dernières années : l'anorexie mentale. Nous proposerons, autour de cette pièce qui s’inscrit parmi les théâtres de la maladie, une réflexion sur la thématique du colloque à partir d’une problématique clinique qui pose des questions d’ordre énonciatif autant qu’elle donne à voir le dérèglement du corps. Dans la pathologie anorexique, où la chair se trouve niée, la parole refoulée, le stade du miroir en quelque sorte renversé, le corps et la voix sont mis à mal, anéantis. Comment, dès lors, dire et incarner sur scène l’être malade, la désincarnation muette, le sujet qui se spectralise en fuyant les regards autant que la prise de parole ? Le fait de porter cette pathologie dans l'espace de la scène met en abyme l'importance du corps et de la voix essentiels au théâtre, puisque d’une part le phénomène de l'incarnation se trouve ici deux fois mis en crise et que d’autre part, d'un point de vue poétique, la structure de la pièce épouse et représente l'un des symptômes de la maladie qui consiste, pour la jeune malade, à entendre des voix intérieures en conflit. Ainsi, tandis que la soustraction du corps voué à la disparition s’accompagne d’une multiplication des voix dans la tête de Claire, dont le prénom dit la transparence, cet effacement de la chair s'oppose à la présence démultipliée des corps d’acteurs sur la scène puisqu’ici chaque discours est projeté et s’incarne, dans un mouvement qui rappelle aussi bien la pathologie schizophrénique que le principe de la triple énonciation au théâtre. Nous nous intéresserons aux multiples paradoxes ainsi convoqués par Si tu me regardes, j’existe, et interrogerons dans cette lumière particulière la signification que prennent des concepts fondamentaux d’obscénité, d’intime, de polyphonie ou encore de personnage. Dès lors, par-delà les enjeux propres à la pathologie particulière qui est l’objet de la pièce de Cabrini, la problématique à l'œuvre pose au niveau diégétique des questions qui font écho à celles soulevées sur le plan poétique par les phénomènes d'incarnation et de ventriloquie propres au théâtre. Le paradigme anorexique nous semble pouvoir être envisagé aussi comme une métaphore des difficultés à faire exister le personnage et le texte écrit sur la scène vivante et à leur donner corps et voix.
Marie Claes : l’anorexie comme dialectique du vide et du désir
Merand, 2022
Revue Zone Critique, Rubrique "Idées", 11 janvier 2023. Cet article propose d’envisager Légère de Marie Claes, le récit d’une jeune adolescente anorexique, comme un texte qui montre particulièrement que l’anorexie mentale, loin d’être la manifestation d’une pulsion de mort, est d’abord un excès d’auto-conservation, une quête d’immortalité et de permanence.
Notre travail de thèse porte sur l’analyse des rapports entre le normal et le pathologique à la lumière d’un trouble du comportement alimentaire : l’anorexie mentale. Nous cherchons conjointement à élaborer un modèle d’intelligibilité de l’anorexie mentale, et à déterminer ce que ce modèle nous enseigne du rapport normal et sain au corps. La normalité relève-t-elle d’une différence de nature ou de degré avec l’état psychopathologique ? Le critère de la normalité peut-il être saisi dans l’expérience antérieure au développement du trouble chez le sujet anorexique ? Peut-il être recherché dans une norme sociale extérieure au sujet ? Nous avançons que le critère de la normalité ne peut être découvert que de manière immanente, au cœur de l’expérience pathologique et de celle de la rémission. C’est donc à la conceptualisation de ces dernières que nous avons dû nous consacrer. Notre travail comprend la conceptualisation de l’anorexie mentale comme d’une forme de production aliénée de la subjectivité dans le contexte sociologique déterminé de l’individualisme moderne. Nous nous appuyons premièrement sur les travaux de Dorothée Legrand, qui, à partir de la notion phénoménologique de « conscience de soi corporelle », voient dans l’anorexie mentale une rupture des liens typiquement complémentaires entre le corps-comme-sujet (le corps vécu depuis une perspective interne) et le corps-comme-objet (le corps visé, perçu extérieurement, mais aussi en tant qu’il partage une matérialité commune avec d’autres objets). Le sujet anorexique est celui qui, d’après cette conceptualité, cherche à transformer, de manière contrôlée, son corps-objet, afin d’en faire une matérialisation ou expression de sa subjectivité. Paradoxalement, l’amaigrissement et même la « négation » du corps-objet sont « auto-constitutives » en ce sens qu’elles contribuent à exprimer et consolider la subjectivité. Le sujet anorexique s’affirme à travers la modification contrôlée de son corps-objet : il fait de la dimension objective de son corps une sorte de miroir de sa subjectivité. Il peut alors, à partir de cette extériorisation maîtrisée, rechercher la validation de sa condition de sujet par d’autres sujets. C’est parce que le vécu du corps-sujet est trop faible chez la personne anorexique, et celui du corps-objet hypertrophié, qu’elle tente de contrôler le corps-objet pour en faire un support externe doué d’une capacité expressive du soi et par suite une attestation de sa propre existence. Nous pouvons alors comprendre l’anorexie mentale dans une perspective hégélienne : le sujet anorexique « travaille » son corps pour y apposer le « sceau » de son intériorité, les déterminations de sa conscience. Ce faisant, il arrache à la matérialité brute du corps son caractère d’étrangeté et peut s’y reconnaître ; de même, il peut, à l’issue de son travail, obtenir des autres sujets une reconnaissance. Nous pensons cependant que ce modèle n’épuise pas la compréhension de l’anorexie mentale. Selon nous, l’anorexie mentale relève plutôt d’une stratégie à composante addictive par laquelle, tout à la fois, le sujet tente de devenir un individu performant sur la scène sociale, et échappe à une réelle expression de sa subjectivité. Nous pensons que le « soi » du sujet anorexique est une notion opaque pour lui, dont les contours sont mal définis, et qu’il ne peut par suite extérioriser les composantes de ce « soi » dans le corps-objet. Comment le pourrait-il, en effet, s’il ne se connaît pas réellement lui-même ? Nous avançons ainsi que l’anorexie mentale procède d’une angoisse fondamentale : celle de l’indétermination de la subjectivité, notamment en raison de la prévalence de l’alexithymie dans la personnalité. Or, cette indétermination subjective interne coexiste, dans les sociétés occidentales modernes, avec l’injonction, intensément ressentie par les sujets anorexiques perfectionnistes, d’être « quelqu’un » – c’est-à-dire de devenir un individu accompli et d’obtenir à ce titre une validation sociale. Enfin, comme le mettent en évidence les travaux de Hilde Bruch, les personnes anorexiques souffrent d’un « sentiment d’inefficacité » intrinsèque, qui les persuade qu’elles ne sont pas réellement capables d’atteindre l’autonomie et d’avoir une incidence positive sur le monde extérieur par leurs efforts. L’amaigrissement joue alors un triple rôle : (a) il délivre une identité de substitution (sorte de « faux-self ») à la personne anorexique qui ne parvient pas à savoir qui elle est, (b) il permet, via cette identité substitutive, d’apparaître comme un individu ultra-performant dont les qualités de discipline et de réussite sont saluées par les autres, (c) il privilégie le rapport immédiat au corps et échappe aux difficultés propres à d’autres formes d’accomplissement individuel, comme le travail, qui mettent le sujet en relation avec une réalité extérieure potentiellement aléatoire et immaîtrisable. Le corps, lui, est a priori directement soumis à la volonté du sujet. À l’issue de nos analyses, nous pouvons mettre en évidence les articulations nodales de la rémission, qui relèvent de l’acquisition d’une réelle autonomie par le sujet. Celle-ci est indissociable (1) d’une capacité à connaître et à discerner ses états émotionnels internes et à développer une notion immanente du « soi » qui n’est alors plus indexée sur des indices externes ; et (2) corrélativement, d’une aptitude à démêler les signaux inhérents au corps et à atteindre une forme corporelle dont la norme est donnée par le corps lui-même. Quand le corps n’est plus chargé de symboliser une subjectivité dont les notions internes sont trop faibles voire inexistantes (alexithymie et faible sentiment intrinsèque du soi), il peut alors obéir à des normes qui lui sont propres, ce qui constitue le critère du rapport sain au corps. Le rapport pathologique au corps est ainsi celui qui instrumentalise le corps pour en faire la preuve externe compensatoire d’une subjectivité vécue comme inexistante et discontinue ; le rapport sain au corps est celui, qui affranchi de cette finalité d’être le marqueur externe de la subjectivité, peut se régler sur ses propres besoins.
Romantisme, 2014
Maeterlinck’s short one act drama Les Sept Princesses has generally been qualified as consisting entirely in “suggestion, stylisation, dematerialisation.” It has usually been considered as the emblem of the “symbolist day-dreams” of which Maeterlinck is often held as the perfect executioner. Nonetheless, an analytical reading of the play shows the tension between the expenditure given over to showing and the sobriety of what is said. In other words, to bring to light the staging required by the drama and the description of the bodies given over to the gaze requires replacing the play within the expectations of the 1892 public. And from that point of view it is the material culture of that period and more precisely the neurophysiological sciences which give the mise-en-scène of this “live tableau” its meaning, whereby the forms of mental illness refer back to their historicity. --------------------------------- Tout entier « suggestion, stylisation, dématérialisation », le petit drame en un acte Les Sept Princesses a généralement été considéré comme l’emblème des « rêveries symbolistes » dont Maeterlinck est souvent tenu comme le parfait représentant. Pourtant, l’analyse dramaturgique de la pièce fait sentir la tension entre la dépense du montré et la sobriété du dit. En d’autres termes, mettre en valeur la matérialité du dispositif scénique et la description des corps offerts au regard exige de replacer le drame à l’horizon des spectateurs de 1892. Or, de ce point de vue, ce sont la culture matérielle de l’époque et plus précisément les sciences neurophysiologistes qui donnent sens à la mise en scène de ce « tableau vivant » où les formes de la maladie mentale renvoient à leur historicité propre.
D'où vient l'anorexie mentale ? Une révolte contre le faux soi
Merand, 2024
L’anorexie mentale est ici comprise comme une psychopathologie résultant d’un sentiment douloureux d’ignorance de soi-même. L’impossibilité pour le sujet anorexique de savoir et, plus fondamentalement, de sentir qui il est, se traduit par une tentative désespérée de donner corps et forme à une identité nette à travers l’amaigrissement. Mais l’anorexie mentale ne peut, ce faisant, que rigidifier à l’extrême la défense qui est à l’origine de la douleur psychique. La rémission ne pourra ainsi passer, à même de nouvelles expériences du corps et du lien aux autres, que par l’acceptation du retour à un état de vulnérabilité permettant l’assouplissement des défenses et le contact avec le soi profond.
Danseuse, chorégraphe puis cinéaste expérimentale, l’artiste américaine Yvonne Rainer a marque l’histoire de l’avant-garde new-yorkaise des années 1960 aux années 1990. Son cinéma donne la primauté à la parole sur l’image, délaissant la narration classique au profit d’une juxtaposition de discours multiples. Si la voix-off tient une place centrale dans la plupart des films de Rainer, c’est dans The Man Who Envied Women (1985) que son rôle est le plus fondamental. En effet, influencée par la théorie féministe du cinéma et notamment par la réflexion de Laura Mulvey – qui montre comment le dispositif cinématographique construit la femme comme objet du regard masculin, à la fois fascinant et menaçant – Yvonne Rainer propose une réflexion sur les rapports de genre et sur l’instrumentalisation du corps féminin. Désirant contrer la fascination cinématographique pour l’image des femmes, elle transforme son héroïne en voix désincarnée, en personnage hors-champ n’apparaissant jamais à l’image. Afin d’analyser comment le recours à un personnage principal invisible dans The Man who Envied Women permet à Rainer d’expérimenter de nouvelles formes narratives, on se penchera sur l’effet de cette voix-off en termes d’énonciation, de représentation, d’identification et d’auteurité.