"Un malaise commémoratif : la Russie face au centenaire de sa révolution", in A. Dubien (éd.), Russie 2017 : Regards de l’Observatoire franco-russe, Paris, 2017. (original) (raw)

« Soljénitsyne aujourd’hui en Russie : un héritage instrumentalisé ? », Histoire & Liberté, numéro spécial pour le centenaire de Soljénitsyne, n°67, décembre 2018, p.53-62.

Histoire & Liberté, 2018

Soljénitsyne est incontestablement l'écrivain qui a eu l'impact le plus fort dans la vie intellectuelle, mais aussi sociale, de l'URSS des années 1960, et son influence s'est poursuivie après son expulsion, bien que de façon plus souterraine et moins collective. En outre, ses retours en Russie -d'abord ceux de ses textes, à partir de 1989, puis le sien propre avec sa famille en 1994 -ont été des événements dans ce pays, même si la sensation a assez vite tourné court, notamment après une série d'émissions de télévision très contestées. Dans son propre pays, Soljénitsyne n'a pas trouvé, après son retour, l'écoute qu'il attendait ; il a déçu des ex-Soviétiques qui l'ont trouvé dépassé et coupé de la réalité, mais aussi certains de ses camarades de lutte d'avant 1974. Et, sur ces questions, il y a tout ce qui a fait la une des journaux, mais aussi tout ce qui s'est chuchoté et se murmure encore, dans les cercles de la dissidence et de l'intelligentsia russes.

Un passé trop proche ou trop éloigné ? Le centenaire en Russie

Passés futurs, 2019

While Vladimir Putin’s Russia readily refers to its thousand-year history and the tsars are presented as national heroes, memories of 1917 seem increasingly difficult to assume in their glorifying, Manichaean, Soviet version. The recent centenary, which went wholly unmarked by any official commemoration in Russia, seems to confirm this. However, the Russian authorities’ choices, and those of various actors in the remembrance fields, together with the popular opinions, particularly as expressed in polls, suggest more ambiguous and conflicting attitudes, combining near universal rejection of revolution as a mode of political action, the persistence of Soviet commemorative legacies, and attempts to find new ways to tell the story of the revolution. Résumé Alors que la Russie de Vladimir Poutine se revendique volontiers d’un passé millénaire et que les tsars sont érigés en héros nationaux, la mémoire de 1917 apparaît comme étant de plus en plus difficile à assumer dans sa version soviétique, glorificatrice et manichéenne. Le récent centenaire, exempt en Russie de toute commémoration officielle, confirmerait ce constat. Cependant, les choix commémoratifs des autorités russes et des différents acteurs du champ mémoriel, ainsi que les points de vue de la population, perceptibles notamment à travers les sondages, semblent témoigner d’attitudes plus ambigües et paradoxales, combinant un rejet quasi-unanime de la révolution en tant que mode d’action politique, la persistance d’héritages mémoriels soviétiques et la recherche de nouvelles façons de mettre en récit la révolution.

"La Russie à la veille de la Révolution. Quand « ceux d’en bas » ne veulent plus et que « ceux d’en haut » ne peuvent plus", dans l'Anticapitaliste, revue mensuelle du NPA, n° 83, janvier 2017, p. 4-7.

A l'exemple de la révolution française, la révolution russe procède fondamentalement de l'incapacité du pouvoir monarchique à assurer une transition pacifique entre le féodalisme et le capitalisme. Toutefois, à la différence de la révolution paysanne et bourgeoise qui avait eu lieu en France, la révolution russe présente des spécificités remarquables, dans la mesure où elle élimina les derniers vestiges du féodalisme pour donner naissance non pas à un régime bourgeois, mais à un pouvoir socialiste et ouvrier. Une telle situation s'explique par les caractères originaux de la Russie, qui avait connu un féodalisme très différent de celui qui s'était développé dans le reste de l'Europe et où l'introduction du capitalisme n'avait pas procédé d'une évolution endogène.

"Nikolaï Karamzine: voyage à travers la Révolution française", Russie 2016. Regards de l'Observatoire franco-russe, Moscou, Agence NVM, 2016, p. 454-461.

L a Révolution française ressortit à ces événements historiques dont le retentissement excède largement, avant même leur achèvement, le cadre national. Dès les premiers jours, elle compte de fervents adeptes presque partout en Europe et en Amérique. Certains se rendent d'ailleurs à Paris pour y prendre part : Allemands, Italiens, Anglais, Espagnols, Irlandais et bien d'autres. Il n'y a pourtant pas de Russes, et cela ne tient pas aux distances gigan-tesques séparant le royaume de France et l'empire de Russie – que les innombrables voyageurs franchissent plutôt allègrement dans les deux sens au XVIII e siècle. La raison en est qu'en dépit de l'engouement de l'élite intellectuelle russe pour les idées des Lumières, alors très en vogue, la révolution ne séduit pas les Russes. Ceux-là mêmes qui, par le fait du hasard, se retrouvent au coeur des événements, les observent, certes avec intérêt, mais y sont plutôt hostiles et souhaitent encore moins y prendre part personnellement. Telle est l'attitude d'un jeune homme de lettres, appelé à devenir un grand historien : Nikolaï Karamzine (1766-1826), qui visite la France révolutionnaire au cours du printemps et de l'été 1790.

Une Révolution de trop : Comment le pouvoir russe tente de neutraliser le centenaire de 1917

A la veille du centenaire de la Révolution d'Octobre de 1917, la Russie semble accueillir cet anniversaire avec un mélange de gêne et d'indifférence. Le pouvoir en place depuis près de dix-huit ans paraît bien peu disposé à célébrer une prise de pouvoir révolutionnaire, alors que Moscou pourfend depuis des années sur la scène internationales les révolutions de couleur dans son « étranger proche » et craint d'éventuels remous, à la veille de nouvelles élections qui devraient voir Poutine briguer un cinquième mandat à la tête du pays.

Au croisement des mémoires : la Russie face à un passé qui divise

En Russie, la fin de l'automne est depuis quelques années marquée par des commémorations historiques divergentes, reflétant l'affrontement de différentes mémoires, difficilement réconciliables. La plus profondément ancrée est celle du 7 novembre, qui marquait cette année le 99 e anniversaire de la Révolution d'Octobre – une fête autrefois célébrée en grand pompe et qui reste d'une grande importance pour une minorité vieillissante de Russes. Boris Yeltsin avait tenté de renommer cette fête en « journée de la concorde et de la réconciliation », mais cette nouvelle interprétation n'avait pas réussi à s'imposer. Afin d'offrir un substitut à cette mémoire désormais contestée, le régime de Vladimir Poutine a créé en 2005 une célébration alternative, la « Journée de l'unité nationale », célébrant chaque 4 novembre l'insurrection populaire menée par les héros russes Kuzma Minin et Dmitri Pojarski contre les forces armées polonaises qui occupaient Moscou en 1612. Enfin, le 29 octobre, un petit groupe se retrouve pour honorer la mémoire des victimes des répressions staliniennes. Depuis dix ans, l'ONG « Memorial » organise sur la place de la Loubianka (siège historique de la police politique soviétique/russe) l'action symbolique du « Retour des noms », une lecture à voix haute des noms d'une partie des 40 000 personnes exécutées à Moscou pendant la Grande Terreur de 1937-­‐1938. Ces trois célébrations si différentes reflètent trois visions antagonistes de la Russie contemporaine et de son passé.