Désir et Appartenance : un entretien avec Bertrand Westphal (original) (raw)

Désir et appartenance : regards croisés. Avant-propos

Çédille, 2018

Avant-propos Brigitte LE JUEZ Hélène RUFAT éditrices scientifiques Comment l'identité individuelle peut-elle s'affirmer comme appartenant au monde, alors qu'elle est continuellement mise à l'épreuve par les exigences sociales, les changements politiques, les discours historiques, les progrès technologiques et la place croissante des médias ? Comment le soi (seul ou en tant que partie d'un groupe) peut-il parvenir à s'assumer dans cette bousculade identitaire, cette constante réinterprétation par rapport aux « autres » qui oblige à continuellement tenir compte de nouvelles normes, qui embrume les perspectives de chacun, pouvant mener à la frustration du désir de s'adapter, de s'intégrer dans un monde en rapide mouvance ? Pour beaucoup, les réponses possibles à ces questions traduisent une quête de clarté ou de renouvellement parfois compliquée par les refus d'acceptation dus aux différences entre les détenteurs de canons, artistiques ou autres, et les rebelles qui risquent de les compromettre. C'est pourtant ce qu'écrivains et artistes ont tenté d'accomplir de tous temps, soit en innovant soit en provoquant un sursaut dans les mentalités, parfois les deux ensembles. Ainsi, les auteur.es étudié.es dans ce numéro spécial ont-ils/elles bravé les différences afin de formuler un désir d'identité personnel, communautaire, culturel, religieux ou artistique, selon les cas. Que ce soit, comme nous le verrons ici, après une catastrophe humaine, dans un espace dévasté (en l'occurrence, le Japon) ou, au contraire, lors d'une rencontre créatrice dans un espace initiatique (une Provence aux parfums de Grèce antique), dans un contexte biblique proche de préoccupations genrées modernes (à travers le mythe d'Adam), ou dans un contexte mythique où Monografías de Çédille 8 (2018), 7-11 Brigitte Le Juez & Hélène Rufat bras ouverts les divers aspects qui définissent leur identité, le créolisme et le métissage. Les articles de ce numéro spécial autour des thèmes de désir et d'appartenance contribuent de manière significative à notre compréhension de la nécessité pour les humains de se reconnaître dans diverses quêtes identitaires qui passent, séparément et ensemble, par le questionnement des critères d'acceptation nationaux, religieux et artistiques. La littérature elle-même remet en question sa linéarité, et l'écriture « dévoile sa labilité, la fragilité de son ancrage spatio-temporel » (Westphal, 2007 : 28). Ainsi, les failles et les potentialités révélées par les études ici réunies prouvent que, dans un contexte de flux perpétuels quant aux appartenances politiques, sociales et culturelles, il n'y a d'autre certitude que celle de la (re)construction permanente de toute identité, qu'elle soit individuelle ou collective, pour le meilleur et pour le pire.

Appartenir, selon Derrida

Rue Descartes, 2006

Distribution électronique Cairn.info pour Collège international de Philosophie. © Collège international de Philosophie. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. EVELYNE GROSSMAN Appartenir, selon Derrida* Que signifie « appartenir » ? C'est une interrogation qui revient, sous une forme ou une autre, à travers toute l'oeuvre de Jacques Derrida. Plus largement, la question résonne à nouveau dans bien des domaines de la pensée actuelle, qu'elle émane de la philosophie, de la littérature ou, plus largement, des sciences humaines. On y entend aussi bien la volonté d'interroger les actuelles crispations identitaires que la remise en cause de toute idée d'appartenance, qu'elle soit linguistique, nationale, communautaire ou sexuelle. Nul doute qu'il soit nécessaire de mettre en parallèle ces « crispations » et ces « remises en cause », tant il est vrai qu'il s'agit là des deux pôles d'un même symptôme. De ce point de vue, la question posée à travers bien des textes de Jacques Derrida est au moins double. Premièrement : que reste-t-il de nos appartenances, de ce qui, d'une certaine façon et selon des voies multiples sans doute, nous faisait tenir ensemble ? Question incontestablement nostalgique mais qui, plus largement, recouvre celle du sens partagé et de la communauté. Deuxièmement : faut-il tenter de réinventer de nouvelles formes d'appartenance, sous quelles conditions, dans quelles limites ? Question qui, cette fois, concerne l'à-venir, comme disait Jacques Derrida, et là encore, plus essentiellement, le sens à donner à toute oeuvre, qu'elle soit littéraire ou philosophique,-oeuvre d'art ou oeuvre de vie. Et nul doute que Jacques Derrida entendait de faire de sa vie aussi une oeuvre d'art-fantasme qui n'est pas seulement, comme l'on sait, un fantasme d'écrivain. Comme toujours ou presque, on peut repérer à l'intérieur des textes de Jacques Derrida une double attitude apparemment contradictoire. D'une part le refus de l'appartenance au sens de l'identité, de l'enracinement, du propre, du soi-même, etc. On reconnaît là un certain nombre de thèmes familiers de sa philosophie, à tel point que Geoffrey Bennington évoque son « impatience devant l'identification grégaire, devant le militantisme de l'appartenance en général » : « Ce mal de l'appartenance, on dirait presque de l'identification, je crois qu'il affecte toute l'oeuvre de Jacques Derrida et la "déconstruction du propre" en est, me semble-t-il, la pensée même 1. » D'autre part, et 6 | * Communication présentée à l'occasion du colloque «Après-coup. L'inevitabile ritardo», organisé par Manlio Iofrida à l'Université de Bologne, les 13 et 14 juin 2005.

Entretien avec Maryline Desbiolles

Revue Critique De Fixxion Francaise Contemporaine, 2014

Maryline Desbiolles, vous avez consacré, dans les six dernières années, deux livres à des peintres, tous deux publiés au Seuil dans la collection qui accueille la plupart de vos livres : le plus récent, sur Félix Vallotton, Vallotton est inadmissible, en septembre 2013, et Les draps du peintre en 2008, consacré à un artiste dont vous ne donnez jamais le nom mais que la jaquette révèle en reproduisant une oeuvre en couverture : Jean-Pierre Pincemin, peintre, graveur, sculpteur, membre, un temps, du groupe Support-Surface. Le livre offre d'ailleurs suffisamment d'indices biographiques-un ou deux titres d'oeuvres aussi, mais ils sont rares car beaucoup de ses oeuvres sont sans titres-pour que le lecteur curieux trouve de qui il s'agit. Et puisque j'en suis à parler de cette décision de ne pas nommer, peut-être pouvonsnous commencer l'entretien par elle. 2 Vous écrivez au début du récit : "Je n'écris pas encore son nom. Je l'écrirai quand j'aurai oublié que je l'ai connu. Plus je m'approcherai de lui, plus j'oublierai que je l'ai connu. Et peut-être même : plus je m'approcherai de lui, moins je le connaîtrai." Mais au début de la deuxième partie, vous concluez : "Je renonce à le nommer, je renonce à son nom si parlant qui eût permis des rapprochements, des glissements osés, qui eût donné des morceaux de bravoure, des mots d'esprit, de la drôlerie, des phrases savoureuses." Deux éléments très différents sont donc à l'origine de la rétention du nom. Dans le cadre d'un numéro de revue qui s'intéresse aux relations entre la fiction et le savoir, j'aimerais que vous me disiez ce qu'il en est exactement de cette décision. Dans toute monographie ou biographie d'artiste, on peut dire que tout commence par le nom propre, son absence est impossible. Conjointement, si l'on considère les essais personnels ou les proses imaginatives sur l'art et les artistes, on s'aperçoit que le nom est, là encore, indispensable, non plus comme simple référent mais comme porteur de représentations et vecteur de rêveries, d'associations sensibles ou historiques qui entraînent et inclinent le mouvement de l'écriture. Tout se passe donc comme si le rapport au nom dans ce livre de 2008 travaillait ces oppositions et ces ressemblances. Au contraire, votre livre sur Vallotton affiche en couverture ce nom, qui désigne à la fois l'homme et l'oeuvre. L'écart dans le traitement du nom, d'un livre à l'autre, serait-il significatif d'une divergence entre les deux projets d'écriture ? Maryline Desbiolles 3 Chaque livre est une aventure, sur laquelle pèsent les aventures des livres précédents, et qui en même temps est libérée par elles. Car, somme toute, il est question d'être à chaque fois un peu plus libre.

Entretien avec François Eymard-Duvernay et Emmanuelle Marchal

Revue Française de Socio-Économie, 2014

Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte. © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

Entretien avec Barbara Stiegler autour de son livre : Il faut s'adapter

2019

Il faut s'adapter. Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard, 2019 Nietzsche et Foucault comme précurseurs de la pensée généalogique Pierre Crétois : Serais-tu d'accord avec l'idée que ton livre a pour ambition de décrire plus que de dénoncer l'idéologie néolibérale ? Barbara Stiegler : J'ai en effet des réserves avec les attitudes de dénonciation. Par exemple dans mon enseignement, je reprends régulièrement les étudiants qui disent que Nietzsche dénonce ou qu'il condamne. J'estime, en effet, que quand un travail est proprement philosophique, il ne s'agit pas, en tout cas, en première instance, de dénoncer. Il s'agit dans un premier temps, de comprendre et de construire une question. Par conséquent, si je me suis intéressée dans un premier temps au néolibéralisme, c'est parce que je pense qu'il nous pose des questions très difficiles et parce qu'il y a une puissance de cette pensée qu'il faut reconnaître. Avant d'en faire un ennemi extrêmement simple qu'il suffirait d'abattre d'une formule, il me semble qu'il faut faire tout un travail, toute une exploration parce que ma conviction, est que, et ça c'est très nietzschéen, alors même que le néolibéralisme est à nos yeux quelque chose d'extrêmement dangereux, qui a des effets délétères, pourtant il nous imprègne et nous envahit intimement. Le problème de la dénonciation, c'est que ça consisterait à dire que cela ne nous concerne pas. Ce n'est pas philosophique comme attitude. La philosophie suppose de prendre un phénomène au sérieux au sens où l'on comprend que l'on est pris dedans, que l'on est compris dans la chose. C'est ce que Nietzsche a fait avec le christianisme, il sait qu'il est imprégné de christianisme. Et au lieu de le condamner, il en fait l'analyse et il essaie de voir pourquoi c'est si puissant. C'est plutôt mon attitude. C'est la raison pour laquelle il y a toute une dimension du livre qui endure la complexité du phénomène et qui est donc entièrement descriptive. Mais en même temps que je suis descriptive, je suis toujours dans l'évaluation, c'est-à-dire que je ne crois pas qu'on puisse, quand on fait du travail philosophique, y compris académique à prétention scientifique, avoir le discours du spectateur impartial objectif et désengagé. Comme Nietzsche, je n'y crois pas une seconde. Quand on travaille à une opération de connaissance, on est affecté, on est intéressé à la chose et on porte des jugements de valeur. Mon livre est imbibé de jugements de valeur en permanence, mais je ne veux pas que ces jugements de valeur soient des anathèmes, des condamnations, je veux que ce soit un travail d'évaluation fin et toujours en même temps descriptif. En quoi le débat, vieux d'un siècle, entre Lippmann et Dewey nous concerne-t-il aujourd'hui ? Le livre, extérieurement, parle des années 1910 à 1930, sauf que j'explique clairement dans l'introduction que ma démarche est généalogique. J'emprunte ce terme de « généalogie » à Foucault qui lui-même l'emprunte à Nietzsche. La généalogie est le fait de plonger dans le passé au service d'un diagnostic du présent et pour essayer de penser notre présent. Le terme « diagnostic » est un terme médical important : de quoi notre temps souffre-t-il ? D'ailleurs dans le sens courant du terme « généalogie », par exemple la généalogie familiale, il s'agit bien de se plonger dans le passé pour comprendre notre identité d'aujourd'hui. D'où le caractère étrange du livre qui parle d'une pensée dominante aujourd'hui en ne parlant que des années 1910 à 1930. Tu te situes comme héritière des travaux de Foucault, pourrais-tu préciser le lien d'inspiration que tu entretiens avec lui ainsi qu'éventuellement les divergences ?

L'être et l'écran, entretien avec Stéphane Vial

Cet entretien conduit par Corinne Melin a été élaboré suite à la lecture de l’ouvrage de Stéphane Vial L’être et l’écran, comment le numérique change la perception, préface de Pierre Lévy, PUF, Paris, septembre 2013. Dans cet ouvrage, l’auteur développe une phénoménologie techno-transcendantale, rendue visible au moyen des technologies numériques.

Questionner la limite. Sur une lettre de Robert Antelme

Tangence, 2007

Résumé Cette étude approche les caractéristiques singulières par lesquelles une lettre de Robert Antelme, longtemps inédite, nous paraît annoncer la possibilité d’une conception autre de l’écriture. Par contraste avec la tradition littéraire dont elle se détache, la prise de parole qu’elle autorise scrute un horizon inédit au-delà d’une limite de l’humain que le xxe siècle semble léguer en héritage à tout écrivain. Par ce témoignage, toute initiative de dire assume la nécessité d’une paradoxale dignité de l’écrit. Le dépassement de la littérature peut désormais s’entendre comme indice privatif (l’a-littérature) d’une esthétique d’abord comprise comme soma. Plusieurs motifs l’attestent, à entendre comme un défi qu’il faut assumer ou indûment méconnaître : précarité de la parole, recul de la présence, épreuve de l’impudeur. Mais surtout, par l’exemple que lui confère Antelme, le questionnement de la limite, ou son savoir tacite, s’érige en titulature de tout geste d’écrire digne de ce...